Les démocraties en danger ?

Loin de sonner « la fin de l’histoire »1 et l’avènement idéologique de la démocratie et du libéralisme politique tel que Francis Fukuyama l’avait théorisé, les trois dernières décennies ont été le cadre de ruptures protéiformes qui bouleversent les équilibres politiques. « La poussée des populismes et des régimes autoritaires a engendré, pour la première fois, en 2017, un recul du nombre de régimes démocratiques » sinquiétait la présidente de la Banque centrale européenne. Comment faire face à l’érosion annoncée du modèle de démocratie libérale ?

Par Philipine Colle

Un recul démocratique au niveau mondial

Entre les années 1970 et le début du XXIe siècle, le nombre de pays dits démocratiques dans le monde s’est accru et est passé de 35 à près de 120. Mais depuis, la tendance s’inverse. Des pays comme la Chine et la Russie se montrent de plus en plus assertifs et se présentent comme des régimes alternatifs à la démocratie. En 2020, la France et le Portugal ont basculé, au sein du classement du journal britannique the Economist2, dans la catégorie des démocraties « imparfaites », rejoignant l’Italie, Malte ou la Grèce. S’élevant à 5,37, la moyenne mondiale est la pire depuis la création de l’indice en 2006. Alors que les libertés régressent sur tous les continents, la planète ne compte plus que 23 démocraties à part entière, qui regroupent 8,4 % de la population mondiale quand les régimes autoritaires ou hybrides gouvernent, pour leur part, plus de la moitié de l’humanité.

Des démocraties aux démocratures ?

La défiance envers les parties politiques et les instances représentatives, jugées déconnectées des préoccupations citoyennes et incompétentes, est un terreau fertile à la montée en puissance d’un péril populiste.« Les quatre démocraties les plus peuplées au monde, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie et les Etats-Unis, sont gouvernées par des leaders qui proclament être la représentation exclusive du peuple, et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux y sont considérés comme des traîtres »alerte Yascha Mounk, politologue chargé de cours à l’université Harvard à Boston. Un constat allant de paire avec l’émergence et l’idéalisation, notamment en Europe centrale, de régimes populistes hybrides qui vident dangereusement les principes fondateurs de la démocratie de leur contenu en sacralisant la souveraineté populaire et son expression uniquement par le vote. Réforme de la Cour constitutionnelle, attaques contre la liberté et la pluralité de la presse, affaiblissement de l’indépendance de la justice… autant de diatribes envers l’Etat de droit soutenues par les pères hongrois et polonais, Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski, de l’illibéralisme politique pour qui la légitimité offerte à leur pouvoir par le plébiscite populaire ne doit en aucun cas être entravée. Ainsi, la fête nationale brésilienne du 7 septembre dernier s’est transformée à l’appel du Président Bolsonaro en démonstration de force à l’encontre de la Cour suprême. Après une brève intervention d’un président céleste haranguant les foules depuis son hélicoptère, des journalistes ont été molestés dans la capitale Brasilia.

Selon Arnaud Leclerc, professeur de sciences politiques à l’Université de Nantes, la notion de démocratie illibérale est un illogisme : « Le cœur de la démocratie n’est pas la décision mais ce qui la précède. La démocratie est un idéal basé sur le principe d’inclusion populaire à linfléchissement et au contrôle des grandes orientations de la société. Dès lors, l’espace public en tant qu’ensemble de personnes rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun est l’essence de la démocratie. L’illibéralisme par les restrictions de débat qu’il engendre est en soi une négation de la démocratie ». Et Nicolas Baverez, docteur en histoire, essayiste et conférencier d’ajouter « La démocratie ne peut pas vivre de façon décorrélée de la vérité. Le débat public, s’il est organisé sur des faits qui n’ont aucun rapport avec le réel, sera perverti. Les Etats-Unis en ont été un exemple extrême puisque dans plus de 20 000 cas, les informations relayées par les tweets de Donald Trump n’étaient pas en accord avec la réalité ». En Inde, la censure et l’intimidation s’abattent sur l’industrie culturelle bollywoodienne et la presse osant critiquer la gestion gouvernementale de la crise agricole et de la pandémie de Covid-19. Les médias voient leur accès aux annonceurs être coupés et même les plateformes de diffusion internationales telles que Netflix ou Amazon ne peuvent s’opposer aux modifications de contenus imposées par le ministère de l’Information en février dernier.

Réenchanter la citoyenneté

Selon l’enquête annuelle sur les fractures françaises menée par Ipsos Sopra Steria pour le Monde à l’été 2020, 36% des Français pensent que d’autres systèmes politiques sont aussi bons que la démocratie ; un chiffre qui atteint 46% des 18-35 ans. Pour Arnaud Leclerc « la démocratie n’est pas morte pour autant. Elle est en évolution permanente et peut prendre mille et un visages et arrangements institutionnels. Elle tirera sans aucun doute partie des nouveaux outils dont elle disposera ».

Pour Sarah Durieux, Directrice de change.org France « les populations ne cessent de chercher à s’exprimer. Elles remettent en question les institutions car elles ne se sentent plus assez entendues. Le futur de la démocratie tient à l’écoute de cette volonté de participation et à la mise à disposition de moyens innovants et adaptés pour la canaliser. » Le numérique a un rôle à jouer pour réenchanter la citoyenneté. « La pétition en ligne s’avère être l’un des outils les plus accessibles. Elle est très plébiscitée par les Français, notamment auprès du public jeune. Il s’agit du premier outil de mobilisation politique numérique en France » explique Sarah Durieux. En 2015, et pour la première fois en France et en Europe, le projet de loi pour une République numérique a été ouvert aux contributions des citoyens qui ont disposé de trois semaines pour proposer, en ligne, des amendements. Une réussite politique et citoyenne puisque des avancées majeures ont été apportées au texte après la consultation populaire et que 97% des participants ont déclaré être prêts à renouveler l’expérience et que 50% d’entre eux estiment que le gouvernement devrait organiser une telle consultation sur l’ensemble des projets de loi.

« Si les innovations procédurales contribuent à la démocratie participative, elles ne se substitueront pas au modèle représentatif pour autant. Pour fonctionner, les consultations doivent porter sur des propositions précises qui ont un impact quotidien sur la vie des citoyens. Par ailleurs, le problème de la représentativité de ces formes participatives de démocraties reste entier puisque seulement 10% de la population est adepte de ces consultations alors que les grandes élections continuent à mobiliser des millions de votants. Alors que les inquiétudes quant à l’abstention font les gros titres, il est nécessaire de rappeler que les dernières élections américaines ont rassemblé un nombre inédit de votants et que les élections allemandes n’ont pas connues l’abstention redoutée. » déclare Arnaud Leclerc qui plaide pour un modèle démocratique basé sur la complémentarité des approches participatives et représentatives.

Les volontés d’expression et de participation démocratiques ne se tarissent pas, l’idéal démocratique continue de faire rêver et les combattants de la liberté, qu’ils soient à Hong-Kong, Taïwan, Caracas, Alger, Khartoum, Moscou ou Istamboul n’ont pas dit leur dernier mot.

1 Fukuyama, Francis. La fin de l’histoire et le Dernier Homme. Editions Flammarion 1992

2 Source : The Economist Intelligence Unit.