La ville de demain, un nouvel état d’esprit

En 2050, près de 70% de la population mondiale sera urbaine. Pour un monde plus durable et afin d’assurer l’avenir des générations futures, repenser nos modèles urbains devient urgent.

Rencontre avec Leandry JIEUTSA, urbaniste spécialiste en durabilité et résilience urbaine, Digital Governance Officer à ONU Habitat (le Programme des Nations Unies pour les établissements humains et le développement urbain durable), et fondateur d’Africa Innovation Network contribuant à promouvoir des villes africaines plus résilientes et durables par des approches innovantes.

Par Hugo CHAMPION

L’Humain au cœur de la ville de demain

« La ville africaine de demain doit se penser à travers la flèche du temps : comment était-elle hier ? ». Comprendre la dynamique historique qui a dessiné les structures de la ville d’aujourd’hui permet de se projeter à partir du réel. « On avait des villes précoloniales et des cités ancestrales en Afrique subsaharienne. Il existait également de grandes civilisations en Afrique du Nord. Le modèle de gouvernance de ces cités et empires respectait le plus souvent la configuration culturelle et la structure sociale, avec à la tête des chefs ou des rois. L’organisation spatiale traduisait elle aussi lorganisation socio-politique et culturelle, avec un palais royal, la maison des femmes, celle des guerriers, les lieux de cultes (forêts sacrées, espaces cérémoniales, etc.), les espaces agricoles, etc. En dehors de la cité, le peuple vivait dans la campagne. Le système spatial était alors fondé sur un ordre hiérarchique et social qui reflétait la culture locale. De plus, ces cités étaient bâties de manière harmonieuse avec la géographie, le climat, dans un profond respect de la nature et l’utilisation de matériaux locaux. Il préexistait donc déjà une forme de résilience notable ».

La période historique de la colonisation a significativement impacté la fabrique de la ville sur le continent. « La plupart des capitales africaines sont nées pendant la colonisation et ont été bâties sur des modèles occidentaux. Puis, dans la période post-coloniale, les modes de planification et d’aménagement urbain qui, le plus souvent, avaient pour ambition de célébrer les Etats souverains, ont été fait sur la base de ces mêmes modèles importés. Les disparités se sont creusées et les bidonvilles sont apparus aux abords des villes. La question des spécificités culturelles de lHomme na pas été résolue ».

Le modèle actuel de la ville accentue l’accroissement des inégalités socio-économiques, favorise le réchauffement climatique et la désintégration de la biodiversité. « On hypothèque aujourdhui la vie des générations futures si on ne pose pas les jalons de la ville de demain maintenant ». Leandry JIEUTSA tire la sonnette d’alarme : « On se projette dans un monde où on pourra vivre dans des bases spatiales alors qu’on peine déjà à répondre aux problématiques actuelles à l’échelle de la planète Terre ».

Mais l’urbaniste espère relever ce défi au sein de l’UN Habitat. « Le programme smart city au sein de l’UN Habitat est centré sur l’humain. Il promeut le déploiement d’innovations pour ériger une ville durable, résiliente, inclusive et prospère qui met l’Homme au centre ». Ce programme soutient les gouvernements nationaux et locaux dans leur transition numérique en appliquant une stratégie de gouvernance à plusieurs niveaux pour renforcer l’inclusion numérique. « Le programme Block by Block par exemple a permis de développer une approche innovante de la participation citoyenne au design urbain en utilisant le jeu vidéo Minecraft. Les utilisateurs peuvent ainsi créer eux-mêmes des espaces publics et des bâtiments en 3D ».

Expression, valorisation, réflexion

De nombreux architectes ont compris qu’il fallait entreprendre des projets qui répondent aux besoins des communautés dans leurs spécificités et leur contexte a contrario des villes futuristes qui émergent au Moyen-Orient. C’est notamment le cas de Mariam Camara et de Yasaman Esmaili, qui, en 2018, présentaient leur projet « Hikma », complexe culturel comprenant une mosquée et un centre communautaire à Dandaji au Niger, primé à de nombreuses occasions. La mosquée devait être détruite et remplacée par une autre, plus grande… Pour éviter la destruction d’une réalisation architecturale précieuse, reflet notamment de techniques de construction traditionnelles, les architectes ont opté pour la transformer en bibliothèque.

Les projets associant les habitants afin de respecter les savoir-faire et les besoins locaux se multiplient. « Il faut une forme dexpression, de valorisation, de réflexion, orientées sur la ville africaine et sur les thématiques transversales (la ville durable, le design, etc.). Il ne faut plus négliger lapport de la culture, de lart, des savoir-faire et des pratiques locales ou encore du numérique. Il existe également un pôle inclusif de formation au Bénin pour penser la ville de demain avec le projet Sèmè-City ». Lancé dans le cadre du programme d’investissement et de développement porté par la République du Bénin, ce futur campus est planifié comme une ville inclusive, intégrée et connectée, qui rassemblera des institutions de formation, des centres de R&D ainsi que des incubateurs de solutions innovantes. Ce projet a été pensé en collaboration avec la région des Hauts-de-France.

De nombreux chantiers essaiment ainsi à travers tout le continent. « En 2012, le Maroc a lancé un chantier titanesque dans le campus de Ben Guerir qui se voudra être la première ville verte africaine ». La Ville Verte Mohamed VI comprend 23 établissements pour les chercheurs, construits selon une architecture bioclimatique, avec des matériaux locaux et selon des modes innovants d’efficacité énergétique. Le campus compte également un data center et un « Green et Smart Building Park », plateforme de recherche dans les domaines de l’efficacité énergétique et des bâtiments smart.

Urbaniste : penseur de la ville de demain ?

Leandry JIEUTSA nourrit sa réflexion par « la pluridisciplinarité quoffre lurbanisme qui permet de ne pas restreindre sa vision à une approche unilatérale ». Son prisme de lecture invite à changer en profondeur le paradigme actuel de la ville. « Il faut transformer les méthodes de planification et la gestion de la ville actuelle. Pourquoi planifie-t-on encore des villes avec d’immenses voies dédiées aux voitures alors que l’on sait que cela nuit gravement à la planète et à la cohésion sociale dans la ville ? ».

L’urbaniste appelle donc de ses vœux à une refonte globale des priorités. « Du temps de mes grands-parents, les gens se rencontraient dans la rue et prenaient le temps de discuter. Ce lien social était indispensable. L’échelle de la mobilité que représente la marche à pied permettait ces rencontres et ces échanges. Tout en utilisant les opportunités de notre temps, il faut repenser une forme de paradigme social de la ville ».

L’Homme de la ville, « l’homo-urbanus », devrait se fondre dans son environnement naturel. « Si je me prends à rêver, j’imagine une ville au cœur d’une forêt, dont on ne verrait que des arbres vus du ciel ». L’urbaniste regrette que trop de villes soient entièrement déconnectées de la biodiversité et cite l’Asie comme un exemple à suivre où ville, nature, culture, éducation et santé se côtoient. « Dans certaines villes asiatiques, les espaces verts sont garnis de nombreuses plantes médicinales. Cela permet aux enfants d’être éduqués aux bienfaits de la nature ». Des initiatives qui nécessitent une prise de conscience collective, et des actions fortes impulsées par les pouvoirs politiques, sans quoi, rien ne pourra changer.

« La ville n’est pas une simple agglomération d’Hommes et d’équipements, c’est un état d’esprit », écrivait le sociologue américain Robert Park. Aujourd’hui, penser en commun l’espace investi par l’Homme est plus que jamais indispensable.