« Parce que l’Indopacifique est en passe de devenir le nouveau centre de gravité stratégique mondial et que les défis sécuritaires, économiques, technologiques et environnementaux qui s’y font jour sont aussi les nôtres, la France et l’Union européenne ont, dans cette région, des intérêts à défendre, des valeurs à porter et des partenariats à construire. » déclarait le ministre Jean-Yves Le Drian à l’occasion de la publication de la stratégie française dans la zone. Alors que la Chine et les puissances anglo-saxonnes jouent franc jeu, la PFUE sera déterminante pour l’affirmation de la stratégie nationale dans cet espace stratégique, désormais au coeur des démonstrations de puissance.
Par Catherine Convert
À la croisée des détroits
La région indo-pacifique jouit d’une exposition exceptionnelle aux marchés internationaux grâce au détroit de Malacca, qui représente à lui seul, 25% du transport maritime par an, incluant l’énergie fossile. Représentant 60% du PIB mondial, la zone indo-pacifique est d’une importance capitale pour les exportations européennes, transitant également en mer de Chine méridionale. La Chine s’est rapidement saisie de ce motif pour contourner les axes maritimes en développant des routes terrestres pour son approvisionnement en énergies fossiles avec le corridor économique Pakistan-Chine et son jumeau birman. Une stratégie en « collier de perles » contribuant à une instabilité et à une hausse des tensions entre pays frontaliers… Simultanément, la marine chinoise s’étend avec la construction d’un nouveau sous-marin au lithium, reprenant le design des avions furtifs, réduisant ainsi sa signature sur les radars américains et accueillant potentiellement des technologies de pointe à son bord. Entre 2009 et 2019, la part de cette région dans les dépenses militaires mondiales est passée de 20% à 28%1.
Un équilibre fragile des puissances
Si l’Indo-pacifique attire autant les regards, il le doit aux nombreuses tensions incitant des acteurs étrangers à défendre leurs intérêts. Alors que la Chine se rapproche du Pakistan, du Sri Lanka, du Népal et récemment de l’Afghanistan en développant des rapports étroits avec le nouveau régime taliban à Kaboul, l’Inde a soif de rapprochements européens. Si le mythe autour d’un conflit violent entre l’Inde et la Chine s’est matérialisé depuis 2019 avec les tensions autour de l’Aksai-Shin, un conflit armé reste peu probable entre ces deux puissances. Malgré l’encerclement de l’Inde, les confrontations dans l’Himalaya et les oppositions géopolitiques concernant la gestion de l’eau ou les Nouvelles Routes de la Soie, l’Inde est liée à l’empire du milieu par l’Organisation de coopération de Shanghai. En été 2019, l’ASEAN s’est accordée sur la vision indonésienne de l’Indo-pacifique, défendant une approche non confrontationnelle à l’égard de la Chine. L’organisation asiatique multiplie ses partenariats et souhaite fixer des normes en matière de coopération régionale en vue de devenir une organisation pivot dans la région.
La France, puissance européenne de l’Indo-pacifique
De 2020 à 2022, la France préside l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) et accueillait la 7e édition sur l’île de la Réunion l’été dernier. Avec la Présidence Française du Conseil de l’Union européenne et la stratégie prévue par la France dans la zone, elle assure une présence politique et diplomatique continue, complétée par une part économique conséquente grâce à ses 9 millions de km2 de zone économique exclusive, soit la 2e plus grande du monde. Avec une vision en phase avec l’ASEAN, la France défend un Indo-pacifique libre et ouvert, respectueux des principes démocratiques et du droit international. Une position permettant de séduire les États ne souhaitant pas s’opposer à la Chine.
En se rapprochant de l’ASEAN en 2020, la France souhaite également se faire accepter comme un pays appartenant à la région, contrairement aux déclarations du président Xi Jinping la présentant comme un pays « géographiquement européen ». En plus des 9 millions de km2 de ZEE, représentant 93% de la ZEE française totale, ce ne sont pas moins de 8000 militaires français déployés en permanence. Diplomatiquement, l’Hexagone se rapproche des 6 membres G20 de la région et conclut des partenariats avec l’Australie, la Chine, la Corée du Sud et l’Indonésie. Sur la partie hard power, la marine française se démarque par son savoir-faire technologique et militaire, avec les ventes de sous-marins et de Rafale à l’Inde. Entre la France et l’Indonésie, le nombre d’escales est régulier, tout comme les participations respectives aux exercices organisés par les deux pays. Paris souhaite intensifier ce partenariat, notamment pour le soutien des actions en mer.
Forte de ces coopérations, la France connaît une hausse de ses exportations de près de 70% en 10 ans vers la région Asie-Océanie.
Guidelines de la PFUE pour l’Indo-pacifique
L’Union européenne a identifié sept domaines prioritaires pour sa collaboration avec des partenaires régionaux. Tout d’abord, elle souhaite garantir une prospérité durable et inclusive à la suite de la pandémie et assurer la résilience des économies et des chaînes d’approvisionnement face aux crises futures. Certaines nations de la région s’accorde également avec les visions environnementales occidentales, et veulent lutter contre le changement climatique ainsi que la dégradation de l’environnement. Les alliances vertes, dont la première a été conclue en mai 2021, devrait contribuer à cette initiative conjointe.
Face aux enjeux conséquents posés par le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale, l’Union européenne met un point d’honneur sur la gouvernance des océans. À l’instar de la France, l’UE ambitionne de soutenir ses partenaires pour réformer leurs systèmes de gestion et de contrôle des pêches tout en contribuant à la conservation des ressources marines. Une ambition venant compléter les projets de sécurité et de défense européen dans la région, pour soutenir les partenaires dans leur sécurité maritime, en les aidant à lutter contre la piraterie et le terrorisme. Cette aide se projette également sur le champ cybernétique contre la cybermalveillance et la désinformation. La lutte contre le trafic d’armes et le terrorisme seront également des composantes clés pour assurer la sécurité humaine, en apportant un soutien aux systèmes de santé et à la préparation aux pandémies pour les pays les plus défavorisés de la zone.
Le soutien de l’UE s’illustrera également par une aide dans le développement de la connectivité de la région afin d’améliorer les infrastructures reliant l’Europe à ses partenaires. Une aide à coupler avec les différents partenariats numériques, notamment avec l’Inde qui a signé un accord en mai 2021 visant à approfondir la coopération dans le domaine des technologies émergentes, comme l’intelligence artificielle, la technologie 5G sécurisée ou encore la transformation numérique du secteur public.
Une stratégie européenne pour l’Indopacifique
L’Union européenne est déjà largement positionnée dans ses partenariats, qu’elle a entamé dès 1996 avec le dialogue Europe-Asie, « ASEM »2, grâce à une initiative conjointe entre le président français Jacques Chirac et son homologue singapourien Lee Kuan-Yew. L’Europe est présente dans différentes enceintes de sécurité régionale et développe des coopérations bilatérales pour participer aux opérations et aux missions de la Politique de défense et de sécurité commune, conclue entre l’Australie, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et le Vietnam. Elle prend part au projet ESIWA (Enhancing Security Coopération in and with Asia). En 2019, le partenariat stratégique et économique avec le Japon marque l’histoire en étant l’accord le plus large en matière de libéralisation des échanges. S’ajoutent également des accords de libre échange signés avec la Corée du Sud, Singapour et le Vietnam. À terme, l’UE souhaite renforcer les coopérations préexistantes avec les partenaires et les organisations indo-pacifiques comme l’ASEAN mais aussi l’ASEM, l’IORA, la FIP ou encore la CPS3.
Crise des sous-marins : la désillusion européenne ?
Jean-Yves Le Drian accuse une trahison, alors que le « contrat du siècle », pourtant bien engagé, avait été revu pour satisfaire les besoins australiens en matière de sous-marin nucléaire. Avec une baisse du chiffre d’affaires estimée entre 10% et 15%, les 26 entreprises françaises engagées dans l’accord de 2016 se retrouvent dans la tourmente. En tout, 12 PME et 11 grands groupes avaient exporté leur activité en Australie pour participer au projet. Le GICAN4 espère que cette déconvenue majeure ne compromettra pas « l’essor de la présence industrielle française en Australie ».5 Au-delà de la déception diplomatique à la veille de la PFUE, le détournement australien affecte le tissu économique des prestataires Australiens nouvellement installés sur le territoire français. En Australie, les salariés des différentes filiales ont un avenir incertain et l’avenir de la base navale en cours de construction est également remis en question. Après l’aller-retour des ambassadeurs en Australie et aux États-Unis, la France tient un discours ambivalent, entre apaisement des tensions et le début d’un nouveau chapitre. « Lorsque nous sommes sous l’effet de pressions de puissances qui parfois se durcissent, réagir, montrer que nous avons nous aussi la puissance et la capacité à nous défendre, ce n’est pas céder à l’escalade, c’est simplement nous faire respecter » tonnait le Président de la République française, le 28 septembre 2021. Douche froide pour la France sonnant le glas d’une « naïveté » des Européens ? Cette crise représente en tout cas une rupture dans l’appréciation des enjeux dans l’indo-pacifique, où la France a tout intérêt à garder une approche multilatérale.
La stratégie européenne se calque aux ambitions de la PFUE et un nouveau cadre stratégique européen devrait être finalisé d’ici la fin de l’année 2021. Le cahier des charges de la France s’étoffe avec l’affaire des sous-marins mais selon Delphine Allès, chercheur en sciences politiques et chercheur au Centre Asie du Sud-Est, le principe de non-alignement dictant les politiques étrangères de la zone permettra à la France « de refaire surface dans la région indo-pacifique »6.
1 https://www.vie-publique.fr/en-bref/281546-ue-une-nouvelle-strategie-europeenne-dans-la-region-indo-pacifique
2 Asia Europe Meeting
3 Indian Ocean Rim Association, Forum des îles du Pacifique, Communauté du Pacifique
4 Groupemnt des industries de construction etactivités navales
5 https://gican.asso.fr/Actualite/562/Annulation-du-programme-australien-Future-Submarine-Program-reaction-du-GICAN
6 https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/27/apres-la-crise-des-sous-marins-la-france-peut-refaire-surface-dans-la-region-indo-pacifique_6096117_3210.html