Haïti, Etat insulaire d’11 millions d’habitants, fait face à des défis de taille : pauvreté, instabilité politique, violence extrême, crise économique et humanitaire, exposition accrue aux tremblements de terre, etc. Aujourd’hui, Haïti, Etat failli et dominé par le chaos, peut-il sortir de la crise grâce à un changement de modèle institutionnel ?
Par Camille Léveillé
Un enlisement constant
Si Haïti a toujours été un Etat à la stabilité relative, l’explosion de la violence ces dernières années est sans pareille. Dernier fait marquant : l’assassinat du président Jovenel Moise en juillet dernier. Depuis, « la situation sécuritaire ne fait qu’empirer » souligne Frédéric Thomas, docteur en science politique et chargé d’étude au Centre Tricontinental. Les gangs armés ont profité de la confusion politique et institutionnelle causée par cet assassinat pour étendre leur territoire. « On estime que 60% de Port-au-Prince est aujourd’hui aux mains des gangs » confie Frédéric Thomas.
Les chiffres de la criminalité dans le pays sont alarmants. En 2021, un rapport du Centre d’analyse et de recherche des droits de l’Homme fait état de 949 kidnappings contre 796 en 2020. « Il s’agit d’une estimation basse car lorsqu’un groupe d’individus est enlevé, toutes les personnes ne sont pas comptabilisées. En réalité, il y a eu bien plus d’enlèvements. »explique le docteur en science politique. Haïti est le pays avec le plus haut taux de kidnapping par habitant. « Haïti est une terre de forte émigration. Ainsi, les bandits enlèvent les personnes riches mais, fait plus étonnant, ils kidnappent également les personnes pauvres en espérant que leurs familles basées à l’étranger paient la rançon. » note Frédéric Thomas.
La crise institutionnelle, quant à elle, est totale. Paralysie des institutions, gouvernement sans légitimité démocratique et corruption sont les principaux maux de cette crise dans la crise. L’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse en est un parfait exemple. Sans juge d’instruction depuis deux semaines maintenant, elle ne peut avancer. Ariel Henry, ancien Premier ministre, désormais Président est soupçonné d’être impliqué dans le meurtre. Il aurait échangé plusieurs appels avec l’un des principaux suspects1. Pourtant, il continue d’exercer ses fonctions sans être inquiété.
Par ailleurs, le droit de vote des citoyens est suspendu depuis 2017.
La situation économique, sociale, sécuritaire et politique pousse de nombreux Haïtiens à quitter leur terre natale, dans l’espoir d’une vie meilleure, en République dominicaine notamment.
La République dominicaine : un voisin peu accueillant
L’Enquête nationale auprès des immigrants estime à 500 000 le nombre d’Haïtiens présents en République dominicaine, pays de 10,5 millions d’habitants. La présence de ces migrants crée un paradoxe. D’un côté les Dominicains ne souhaitent ni accueillir d’Haïtiens ni les garder sur leur territoire mais, d’un autre, la population haïtienne représente une main-d’œuvre peu coûteuse et vitale à l’économie du pays. « Sans les Haïtiens, l’économie dominicaine tournerait au ralenti » révèle Jean-Marie Théodat, maître de conférence en géographie et membre du Pôle de Recherche pour l’Organisation et la Diffusion de l’Information Géographique.
Luis Abiner, Président de la République dominicaine a expulsé 32 000 Haïtiens en 2021 soit 34% de plus qu’en 2020. Le 20 février dernier, il a lancé la construction d’un mur de 3,9 mètres de hauteur et de 164 kilomètres de longueur entre les deux pays. Pour le Président, l’objectif est de lutter contre le trafic d’êtres humains, le commerce d’armes et le trafic de drogues. Reste à savoir quelles seront les conséquences de cette barrière à court, moyen et long termes pour les deux pays.
Vers une sortie de crise ?
Selon Jean-Marie Théodat, 600 000 armes seraient en circulation en Haïti. Une baisse de la violence est conditionnée à la régulation de ce flux. Pour l’expert, cela semble compliqué : « Une contre-force armée serait nécessaire pour réguler la circulation d’armes en Haïti mais, aujourd’hui, personne n’est en capacité de le faire. » La sortie de crise passe également par une refonte institutionnelle. Pour cela, Jean-Marie Théodat propose : « Le modèle institutionnel haïtien pourrait être repensé pour permettre une démocratie plus locale. Chaque habitant prendrait ainsi conscience de ses responsabilités propres et participerait, à son échelle, à la démocratie. Aujourd’hui, l’Etat est pensé par le haut et pour le haut ce qui entraîne un sentiment d’exclusion d’une partie de la population. Cette propositionde reconstruire la démocratie par le bas, c’est-à-dire, à partir des collectivités territoriales, a été mise en chantier par la Constitution de 1986, sans trouver son application dans la réalité. Il s’agit du dernier espoir d’Haïti. » conclut-il.
1 “Ariel Henry, Premier ministre haïtien à la part d’ombre grandissante”, L’Express, 8/02/2022, https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/ariel-henry-premier-ministre-haitien-a-la-part-d-ombre-grandissante_2167695.html