Discours de haine, désinformation et médias : une lutte sans fin ?

À l’approche de nouvelles élections sous Covid, discours de haine et fake news risquent de se propager plus vite qu’un virus. Les médias et les plateformes numériques ont une responsabilité pour les contrer. Encore faut-il engager un travail avec les bons acteurs. 

Par Lola Breton 

« Le climat social fait monter les peurs, le dégoût, la honte. Cela alimente la haine. On le voit surtout dans les périodes troubles comme celle que l’on vit actuellement. » Si l’on en croit Claudine Moïse, enseignante-chercheuse en sociolinguistique des discours à l’Université de Grenoble et membre du groupe de recherche Draine (“Haine et rupture sociale : discours et performativité”), le premier semestre 2022 s’annonce mouvementé. Entre la permanence de la crise sanitaire – qui fête ses deux ans – et la campagne présidentielle, les manœuvres de désinformation et de haine vont se faire plus nombreuses.  

D’autant qu’elles risquent de colluder. Selon Iris Boyer, chercheuse et secrétaire générale de l’ISD en France (Institute for Strategic Dialogue – think tank contre la haine, les extrémismes et la désinformation), « de plus en plus, les acteurs qui poussent les thématiques extrémistes ont tendance à s’enchevêtrer avec d’autres groupes d’intérêt […] Sur les réseaux sociaux, on observe des recoupements entre des groupes contre le vaccin ou anti-mesures sanitaires avec des comptes identifiés comme des soutiens aux partis d’extrême droite. Et tout cela continue en amont des élections autour de thèmes clés, notamment l’idée de “dictature sanitaire”, la défiance envers les mesures sanitaires ou les questions anti-police. Que ce soit voulu ou non, les partis d’extrême droite bénéficient de ces rapprochements, qui n’auraient peut-être pas lieu en dehors du virtuel », explique-t-elle. 

Les médias garants

La responsabilité des médias traditionnels comme des plateformes numériques est donc largement engagée. En presse écrite comme dans l’audiovisuel, les instances de déontologie – Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et, à moindre mesure, le conseil de déontologie journalistique et de médiation – ne peuvent agir qu’après diffusion des contenus. Il revient donc à chaque professionnel du secteur d’agir avec éthique pour ne propager ni haine ni désinformation. En octobre 2021, plus de 200 journalistes français ont signé une tribune publiée dans Médiapart. Tous disaient : « Nous ne serons pas complices de la haine », face à la couverture excessive des idées d’extrême droite et en réaction, notamment, à la mise en avant médiatique d’Éric Zemmour dans les médias et le débat public. Il n’était alors pas encore officiellement candidat à la présidentielle. La cour d’appel de Paris l’avait déjà, en revanche, condamné définitivement pour « incitation à la haine raciale », en 2019.

Mais pour pouvoir combattre et éviter la banalisation des discours de haine, encore faut-il pouvoir les détecter. Et ce n’est pas chose aisée. Aucune définition officielle n’est communément admise. Quand le Conseil de l’Europe estime que « discours de haine couvre toute forme d’expression qui répand ou justifie la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou toute forme de haine basée sur l’intolérance, y incite ou en fait l’apologie », le Code pénal français, lui, sanctionne « l’incitation à la haine » comme « le fait de pousser par son attitude des tiers à maltraiter certaines personnes, en raison de leur couleur de peau, de leur origine ou de leur religion ». La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit également des sanctions pour la provocation à la haine. 

Le visage de la haine

Au sein du groupe de recherche Draine, une trentaine de chercheurs internationaux se penchent sur cette problématique de définition. Nolwenn Lorenzi Bailly, post-doctorante à l’université Montpellier 3 et spécialiste de la violence verbale, fait partie de ce groupe. Elle explique : « Le plus simple à définir est le discours de haine direct, qui consiste en la présence d’actes de langages – c’est-à-dire de processus de langage qui ont des effets sur le réel – menaçants, qui entraînent des émotions négatives, et qui comportent beaucoup d’affect comme la peur, la colère, l’essentialisation de l’autre ou la volonté de le supprimer de manière symbolique. Ce type de discours direct est répréhensible par la loi. On le voit donc moins souvent. A la place, on a des discours de haine dissimulée. » Ceux-ci sont plus insidieux. « C’est un continuum qui va de l’usage de figures rhétoriques comme l’ironie, à l’appel à la mémoire discursive, c’est-à-dire à des éléments qui font référence à des discours de haine antérieurs, sans le dire, développe Claudine Moïse, coordinatrice du programme Draine, comme Nolwenn Lorenzi Bailly. Il y a aussi la question du mépris et des sous-entendus qui entrent en jeu. » La frontière très fine entre le principe de liberté d’expression et la dissimulation des discours de haine est difficile à distinguer et les auteurs de ces mots redoublent souvent d’inventivité. « Sur les réseaux sociaux on est très vite rappelé à l’ordre, donc il faut changer la façon de dire les choses, note Nolwenn Lorenzi Bailly. C’est là qu’on voit l’utilisation d’émoticônes pour remplacer certains mots, par exemple. »

Et justement, les discours de haine se sont démultipliés avec l’avènement des réseaux sociaux. Là où les médias opèrent un contrôle en amont et apposent une considération déontologique à ce qu’ils publient, les plateformes numériques offrent « plus de contenus, une parole libérée et un anonymat qui garantit un semblant de protection », souligne Iris Boyer, d’ISD France. En 2019, le think tank a réalisé une « Cartographie de la haine en ligne ». « Nous n’avions pas l’ambition de faire une analyse d’échantillons limités, mais d’utiliser une combinaison d’outils algorithmiques pour obtenir un très grand échantillon de contenus », explique la secrétaire générale. Grâce au processus de machine learning, l’équipe de recherche a ainsi identifié près de « 7 millions de cas de discours haineux en ligne contre les femmes, les personnes de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queer), les personnes handicapées et les communautés arabes françaises ».

La recherche comme solution

Depuis la sortie de ce rapport, l’entrée en vigueur de « la loi Avia et la loi de renforcement des principes républicains ont permis de remettre à l’agenda ces questions tout en transposant le cadre légal existant sur le plan numérique », estime Iris Boyer. Cette impulsion a aussi entraîné un mouvement pour une meilleure modération des contenus en ligne. La chercheuse pense toutefois que, pour atteindre de meilleurs résultats, il faudrait mettre en place « une coalition des acteurs, car le principal défi actuellement est justement le morcellement des initiatives ». « D’un côté, les entreprises du web, plus ou moins opaques dans leurs activités de modération, de l’autre le gouvernement – avec le fonds du 11 janvier et le fonds Marianne pour combattre les discours séparatistes, par exemple – et la pression juridique, et encore à côté, la société civile qui continue ce qu’elle a entrepris depuis un certain temps en termes d’éducation et de modération des contenus. »

La loi Avia contre les contenus haineux sur internet a également mis en place l’Observatoire de la haine en ligne, sous l’égide du CSA, déjà garant – après diffusion – de la déontologie et donc de la lutte contre la haine dans les programmes audiovisuels. Réparti en quatre groupes de travail pour couvrir le sujet – définition de la haine ; étude pratique des contenus haineux ; analyse des mécanismes de diffusion et moyens de lutte ; prévention, éducation et accompagnement des publics – l’observatoire regroupe acteurs de la société civile, gouvernementaux et privés, mais aussi des chercheurs. Ces derniers, dont Iris Boyer, lancent toutefois un appel : « Il y a un enjeu d’accès aux données des plateformes sur ces contenus. On ne pourra pas bien légiférer tant qu’on n’aura pas un éclairage complet sur ce phénomène. »

Collaborer pour mieux lutter. Si l’on en croit les acteurs engagés contre la désinformation, un travail collectif permettrait de lutter efficacement à la fois contre la haine, la désinformation et les fake news. Rien d’étonnant puisque les unes nourrissent les autres, et inversement. Mais, comme pour les discours de haine, ses combattants naviguent parfois à vue. « Les sources de fausses informations ne sont ni transparentes ni ouvertes à l’analyse des chercheurs, regrette Leon Willems, Directeur Policy et programs dans l’ONG néerlandaise Free Press Unlimited. On ne sait pas comment certains contenus deviennent viraux. On se bat donc contre quelque chose qui dérange délibérément l’indépendance de l’info sans savoir comment cela arrive et qui le façonne. »

La lutte globale

Pendant la pandémie de Covid-19, l’ONG a créé un dispositif qui semble durable face à la désinformation. Avec le projet COVID-19 Response in Africa: Together for Reliable Information, présenté lors du Forum de Paris sur la paix en novembre 2021, Free Press Unlimited s’est appuyé sur la collaboration entre journalistes africains pour combattre les fake news sur la pandémie, « car, sur ce point, on sait où réside la vérité ». « Avec ce projet, nous assurons l’accès aux sources d’information qui permettent de tuer un récit erroné dans l’œuf à tous les journalistes du programme, quel que soit leur pays d’exercice en Afrique, explique Leon Willems. Le savoir est ainsi partagé. »

Le Forum de Paris sur la paix a mis de nombreux projets anti-fake news en lumière en 2021. Au Chili, la Fundación Multitudes s’est engagée à traquer les fausses informations sur les femmes, notamment en politique. Au Pérou, les journalistes de Ojo público ont lancé un projet de vérification d’informations dans les langues des populations natives, notamment, comme pour Free Press Unlimited, sur la pandémie.

Dès lors, tous les moyens sont bons pour empêcher la désinformation, y compris l’usage des réseaux sociaux par les médias dits traditionnels. Leon Willems prône donc la collaboration à tous les niveaux du journalisme et l’extension des outils utilisés par la profession pour éviter la désinformation puisque « le fact-checking est post-factuel ». « Le mensonge a déjà influencé et affecté les gens. » Mais, le directeur de Free Press Unlimited n’est pas dupe, les médias doivent avoir les moyens d’opérer une refonte de leur fonctionnement. « Nous vivons dans un monde guidé par l’information. Pourtant, certains endroits sont en train de devenir des déserts médiatiques et nous nous battons encore pour l’indépendance des médias », s’étonne-t-il.

La liberté de la presse est l’un des principaux indicateurs d’une démocratie saine. Et force est de constater que ce fondement est fortement mis à mal.

Preuve s’il en fallait, l’UNESCO et la République d’Uruguay consacreront du 2 au 5 mai 2022 la conférence mondiale annuelle de la Journée mondiale de la liberté de la presse sous le thème « Journalisme sous surveillance » où il sera question de l’impact de l’ère numérique sur la liberté d’expression, la sécurité des journalistes, l’accès à l’information et la vie privée…