La protection des lanceurs d’alerte, un enjeu majeur pour les démocraties européennes

Pour lutter contre la corruption, la directive européenne de 2019 sur les lanceurs d’alerte vise à uniformiser leur protection à l’intérieur des frontières de l’UE. Sa transposition en droit national devient alors essentielle pour garantir la transparence dans un contexte de moralisation de la vie publique. Comment la France protège-t-elle ces fameux whistleblower ? Peut-on faire de l’alerte un réflexe démocratique à l’échelle européenne ?

Par Geoffrey Comte

Lanceurs d’alerte, hérauts de la démocratie ?

En septembre 2021, le Wall Street Journal (WSJ) publie une série d’articles baptisés The Facebook Files, pointant la responsabilité du géant numérique dansl’absence de régulation délibérée de ses réseaux sociaux1. Les journalistes dénoncent notamment la toxicité d’Instagram envers les jeunes femmes ou l’utilisation de Facebook en Ethiopie, servant d’outils d’incitation à la violence contre les minorités. L’enquête du WSJ s’appuie sur les révélations de milliers de documents internes par la désormais célèbre ingénieure et spécialiste des « classements algorithmiques », Frances Haugen. Son intervention a permis de mettre en cause l’intégrité éthique de la multinationale, alors que son PDG avait déclaré ne pas avoir connaissance de ces effets néfastes devant le Congrès américain en mars 2021. Après une interview d’Haugen dans 60 minutes et une panne technique, le groupe a perdu plus de 6 milliards de dollars dans la seule journée du 4 octobre2. Entre les révélations et les investigations journalistiques internationales, une tempête de scandales a soulevé le problème de la corruption dans le monde. La succession des Panama Papers en 2016, des Football leaks la même année ou encore les Pandora Papers en octobre dernier ont profondément choqué les opinions publiques. En novembre 2014, l’auditeur financier Antoine Deltour dénonçait déjà les logiques d’optimisation fiscale des entreprises installées au Luxembourg en divulguant des documents confidentiels à l’origine des Luxleaks. La pneumologue Irène Frachon s’est engagée, elle, contre la « pharmaco-délinquance » des laboratoires Servier dans l’affaire du Mediator en juin 2010, médicament jugé responsable de la mort d’environ 2 000 personnes3. L’entreprise fut condamnée à payer 2,7 millions d’euros d’amende et 180 millions d’euros d’indemnités aux quelques 6 500 parties civiles lors du récent procès de juin 2020, soit 10 ans plus tard. A l’instar d’Edward Snowden ou Erin Brockovich, ces insider inscrivent leur noms au panthéon des lanceurs d’alerte après avoir signalé des situations de violation du droit au grand public. En refusant l’indifférence, ils sont devenus des « figures d’inspiration et d’apprentissage de la citoyenneté »4 et participent à la sanction de comportements illégaux. Ces inconnus ont brisé les situations d’omerta et incarné l’exigence de la transparence démocratique. Dans un contexte de moralisation de la vie publique, comment s’assurer de leur bonne foi et protéger l’intégrité de ces whistleblower ?

En quête d’une éthique transnationale

« La protection des lanceurs d’alerte est un sujet d’actualité brûlant […] qui intéresse particulièrement les gouvernements car il s’agit d’éthique transnationale » souligne Claire le Touzé, avocate spécialisée en droit social au sein du Cabinet Simons & Simons. Qu’est-ce qu’une alerte ? « Il s’agit d’un fait suffisamment grave [délit, crime et conflit d’intérêt] qui peut être une menace ou un préjudice qui porte atteinte à l’intérêt général » précise-t-elle. En France, les avocats de Maison des Lanceurs d’Alertes (MLA) accompagnent juridiquement les lanceurs qui les sollicitent. Ils reçoivent plus de 15 demandes d’assistance par mois pour des alertes se situant à 80% dans le cadre du travail, dont 38% dans le privé et 39% dans le public5. En 2020, ces dernières ont doublé pour atteindre 190 sollicitations. Les thématiques dominantes des alertes représentent à 38% la corruption, à 14% la maltraitance et les violences institutionnelles ainsi que 13% de risques sanitaires et environnementaux. Leurs « coups de sifflet » représentent un dispositif « en amont » efficace pour le droit, alimentant le système juridique en information autrement inaccessibles. Ce faisant, les lanceurs permettent de meilleures préventions, détections et poursuites judiciaires, ce qui améliorent le droit de regard de la justice sur la probité publique comme privée. Entre 2014 et 2019, l’Agence Française Anticorruption (AFA) a constaté une augmentation de 12,6% des affaires de manquement à la probité, culminant à 822 en 20186. Pourtant, seuls 54,6% des auteurs ont été déclarés non-poursuivables du fait de l’absence de preuves d’infractions. En 2019, les 332 condamnations ont entrainé des peines d’emprisonnement dans 71% des cas et des amendes moyennes de plus de 196 000 euros.

La France, pionnière de la protection des lanceurs d’alerte

« La France a été l’un des pionniers en Europe à se doter d’un cadre législatif sur les alertes » précise Claire le Touzé. En avril 2016, la Loi Sapin II matérialise « une étape décisive en faveur de l’éthique et de la probité dans la vie économique » selon le Ministre de l’Economie et des Finances d’alors Michel Sapin7. Cette loi repose sur un double volet : la lutte contre la corruption et la mise en place de canaux de signalements pour protéger les lanceurs d’alertes. « Elle instaure un régime les protégeant qui rend obligatoire la mise en place de système d’alerte, dans les entreprises comme les administrations publiques » indique l’avocate. Les organisations doivent par exemple réaliser une cartographie interne pour hiérarchiser et analyser leur exposition à la corruption. La loi Sapin II prévoit donc de rendre confidentielle l’identité du lanceur pour éviter les représailles et reconnaît plusieurs paliers pour recueillir puis analyser la pertinence de l’alerte. Le premier est interne et concerne la hiérarchie de l’organisation, devant réagir dans les deux mois suivant le signalement. Le second palier représente un ordre professionnel extérieur à celle-ci ou bien un procureur de la République. Si les deux premiers paliers s’avèrent infructueux, le lanceur peut légalement en informer les médias et ce depuis 2016. Ces canaux ont pour finalité de capter les signaux faibles d’une atteinte à l’intérêt général, de « faire remonter les faits » en cas de soupçon d’une violation du droit. Seule une personne physique peut en signaler, à condition d’avoir un connaissance directe des faits en question et d’agir de bonne foi, et de façon désintéressée. Les lanceurs sont également protégés contre les discriminations au travail, en réintégrant les employés licenciés au sein de l’entreprise si le procès est remporté. Cette avancée législative importante a grandement influencé la directive européenne du 23 octobre 2019 que les parlements européens devaient transposer avant le 17 décembre 2021.

Protéger David contre Goliath

C’est ainsi que le député Modem et rapporteur de la loi, Sylvain Waserman, résume l’importance de cette transposition devant l’Assemblée nationale. Le premier texte vise à améliorer la protection des lanceurs d’alerte. Le second renforce le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement. Ces textes ont été adopté en première lecture le 17 novembre dernier, à 52 voix sans aucune à son encontre. Les débats de la chambre basse « montrent une quasi-unanimité sur ce projet de loi qui élargit la définition du lanceur d’alerte pour qu’elle colle exactement à la directive » souligne Claire le Touzé. Le texte énonce clairement que celui-ci ne peut pas obtenir de compensations financières, contrairement à la définition nord-américaine. Sans délai d’attente, l’auteur du signalement pourrait porter directement à un canal extérieur et renforce la primauté des défenseurs des droits. En cas de menace des entreprises, les sanctions peuvent monter jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La loi prévoit même des « mesures de soutien psychologique à destination des personnes ayant adressé un signalement […] et leur accordent un secours financier temporaire ». « Cette directive est très positive car elle permet de consolider la Loi Sapin II. Pour que le système soit efficace, il faut protéger les lanceurs d’alerte, sinon personne n’osera parler » assure l’avocate. Le 15 décembre, la commission du Sénat est néanmoins revenue sur certains points clés de la Loi Waserman. Alors que celle-ci protège toute personne signalant une « menace [ou] un préjudice pour l’intérêt général », le Sénat critique « une marge d’appréciation excessive au juge » et lui préfère « celle d’actes ou d’omissions allant à l’encontre des objectifs poursuivis par les règles de droit »8. La Maison des Lanceurs d’Alerte y voit une remise en cause des fondements même de la Loi Sapin II car cette « définition restreint également le droit d’alerte au cadre professionnel – excluant ainsi l’usager, le patient, le client ou le simple citoyen qui étaient auparavant protégés ». Dans cette optique, Antoine Deltour et Irène Frachon n’auraient pas pu être protégés. Le texte du Sénat réduit également le rôle du Défenseur des droits et supprime la protection des « facilitateurs d’alerte » qui vise à pallier le manque de moyens des whistleblower. La MLA met en garde contre des « reculs inédits, de nature à porter gravement et durablement atteinte à l’effectivité du droit d’alerter.Le risque est de dissuader les lanceurs d’alerte de jouer leur rôle de vigie démocratique et, en conséquence, de laisser des atteintes graves à l’intérêt général se produire en silence ».

Au même moment, la Commission européenne a validé l’entrée en vigueur des nouvelles règles de l’UE sur la protection des lanceurs d’alerte. La nouvelle loi garantit un haut niveau de protection aux personnes qui signalent des violations au droit de l’Union et couvre de nombreux domaines clés de la politique européenne tels que la lutte contre le blanchiment de capitaux, la protection de données, la protection des intérêts financiers de l’UE, la sécurité alimentaire et des produits, la santé publique, la défense de l’environnement ainsi que la sûreté nucléaire. La Commission encourage les États membres à étendre le champ d’application de cette directive à d’autres domaines, lors de sa transposition, afin de garantir un cadre global et cohérent au niveau national. S’ils ne remplissent pas leurs obligations, la commission n’hésitera pas à prendre des mesures juridiques pour faire respecter ces règles. « Les lanceurs d’alerte sont des personnes courageuses qui osent mettre en lumière les activités illégales. Cette nouvelle loi les aidera à poursuivre leurs actions en toute sécurité. » a déclaré Věra Jourová, vice-présidente chargée des valeurs et de la transparence. 

L’ambition normative européenne de protéger les lanceurs d’alerte et le dialogue législatif tendu au sein du Parlement français ne laisse augurer un avenir radieux sur le sujet. Dans l’attente de la séance publique au Sénat le 19 janvier prochain, les modifications de la Loi Waserman lancent un signal peu encourageant vis-à-vis de la transposition de la directive européenne dans le droit national français…

1 « The Facebook Files », Wall Street Journal, 1 oct. 2021p.

2 Facebook stock nosedive costs Zuckerberg $6bn amid crisis double-whammy, https://www.independent.co.uk/money/facebook-shares-down-outage-whistleblower-b1932322.html , 5 octobre 2021.

3 Procès du Mediator : « Les victimes savent aujourd’hui que ce qu’on leur a fait est illégal, que c’est un crime », explique la pneumologue Irène Frachon, https://www.francetvinfo.fr/sante/affaires/affaire-mediator/proces-du-mediator-les-victimes-savent-aujourd-hui-que-ce-qu-on-leur-a-fait-est-illegal-que-c-est-un-crime-explique-la-pneumologue-irene-frachon_4351883.html , 29 mars 2021.

4 Antoine Deltour, Juliette Decoster et Lucile Schmid, « L’alerte, un enjeu démocratique ? », Esprit, 2019, Avril, no 4, p. 57 70.

5 Nos rapports d’activité, https://mlalerte.org/nos-rapports-dactivite/.

6 Rapport annuel d’activité 2020 | Agence française anticorruption, https://www.agence-francaise-anticorruption.gouv.fr/fr/document/rapport-annuel-dactivite-2020, (consulté le 17 décembre 2021).

7 Tout savoir sur la loi Sapin II, https://www.economie.gouv.fr/transparence-lutte-contre-corruption-modernisation.

8 Aperçu de l’amendement, http://www.senat.fr/amendements/commissions/2021-2022/174/Amdt_COM-20.html.