« SURFER N’EST PAS (TOUJOURS) JOUER »

Comme le relève un rapport parlementaire1 « les violences numériques apparaissent comme un phénomène en forte augmentation, difficiles à appréhender dans leur diversité et leur complexité. Elles se doublent dun sentiment dimpunité lié à l’absence de proximité physique et à l’anonymat prévalant dans le monde numérique». Cette situation est d’autant plus problématique qu’elle touche en particulier les mineurs, population plus vulnérable par essence. Cadre juridique et programmes de sensibilisation, focus sur les outils disponibles pour enrayer une réalité qui doit demeurer à l’agenda des priorités du prochain quinquennat.

Par Sarah Pineau

Un phénomène inquiétant, en constante augmentation

Dès 2009, un rapport de l’ONU faisait état de pas moins de 750 000 « prédateurs sexuels » connectés en permanence à internet. Aujourd’hui, on peut supposer que ce chiffre n’a pas diminué, quand on sait que plus de 70 millions de photos et vidéos à caractère pédocriminel sont mises en ligne chaque année. D’ailleurs, la France détient, en la matière, un bien triste record : elle est, selon l’IFW (Internet Fraud Watch Dog), le quatrième pays au monde à diffuser et à consommer un nombre élevé de sites pédopornographiques.

En ce qui concerne le cyberharcèlement, le tableau est tout aussi noir. L’association de protection de l’enfance sur Internet, e-Enfance, et la Caisse d’Epargne dévoilaient dans leur étude2 en mai dernier que 20% des jeunes interrogés ont déjà été la cible de harcèlement en ligne. Parmi ceux-ci, les jeunes filles âgées en moyenne de 13 ans représentent 51% des victimes. Autre chiffre inquiétant, sans être victime directe, 48% des enfants ont déjà été confrontés directement ou indirectement (comme participant, témoin ou auteur) à une situation de cyberharcèlement.

Outre ces statistiques, la situation est très alarmante car « internet offre une fenêtre de résonance sans pareil aux problématiques de harcèlement et de pédocriminalité » souligne Yasmine Buono, fondatrice de l’association « Générations Connectées Net Respect » qui accompagne parents et enfants sur la mise en place d’une éducation préventive aux écrans et aux dangers en ligne. En effet, Internet permet d’amplifier le phénomène aux plans temporel, quantitatif et géographique : tout va plus vite, dure plus longtemps et est accessible à un plus grand nombre de personnes ; il n’y a pas de frontières qui vaillent dans le monde numérique. Le risque est aussi élargi : ne pas être connecté ne suffit pas à protéger un enfant ; sa photo ou son nom circulent sans qu’il n’y ait besoin d’une action de sa part. Enfin, Internet a mis au jour de nouveaux profils de pédocriminels. Et Yasmine Buono de mettre en garde : « le harcèlement pornographique en ligne est le premier sujet dont nous font part les enfants, même les très jeunes (dès les classes de CP) et même s’ils nont pas toujours les mots pour le dire ».

Un encadrement juridique existant mais à consolider

Face à cette situation, sommes-nous démunis de tout moyen d’agir ? Carlotta Gradin, juriste et chercheuse à l’Université Paris II-Panthéon Assas estime que non. Que ce soit en droit international, européen ou national des dispositions existent.

Par ailleurs, la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité se veut largement contraignante etprévoit des dispositions sur la pornographie enfantine. Elle est largement ratifiée par les États membres du Conseil de l’Europe, dont la France. La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels prévoit, elle aussi, l’encadrement du grooming, c’est-à-dire la sollicitation d’un mineur faite par un adulte à des fins sexuelles.

En droit de l’Union européenne, la directive 2011/93/UE du Parlement européen et du Conseil de 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants prévoit elle aussi différentes dispositions pour protéger les mineurs en ligne, notamment la qualification pénale de tels faits y compris dans l’espace numérique et la facilitation des poursuites dans le cyberespace.

Au niveau national enfin, comme d’autres États de l’Union européenne, la France a adopté plusieurs dispositions législatives en matière de cyberharcèlement et de cyberharcèlement sexuel. La France est même l’un des seuls pays à sanctionner le « raid numérique ». Concernant la cyberpédocriminalité, le Code pénal français sanctionne le grooming ou encore le fait pour un adulte de solliciter un mineur pour la diffusion ou transmission de contenus à caractère sexuel. Enfin, des dispositions ont été adoptées pour s’attaquer au fléau des violences sexuelles et des « viols à distance » appelé aussi « viols en livestreaming », c’est-à-dire des agressions sexuelles ou des viols commis sans contact physique. Ces viols sont le plus souvent perpétrés par des ressortissants français en ligne sur des mineurs qui se trouvent hors du territoire français, comme les Philippines ou des pays de l’Europe de l’est. Le Code pénal condamne désormais le fait de faire des offres, des promesses ou de proposer des dons […], à une personne afin qu’elle commette des actes de torture ou de barbarie, un viol ou une agression sexuelle même en dehors du territoire national3.

Cependant, cet encadrement juridique se heurte parfois au manque de moyens sur le terrain, notamment pour le travail d’enquête préalable, souvent long et fastidieux. Alertée par les enquêteurs de l’Office central pour la répression des violences aux personnes, à Nanterre, sur les difficultés juridiques et réglementaires en matière de cyber-infiltration, Virginie Duby-Muller, députée de Haute-Savoie, dans son texte visant à renforcer la lutte contre la pédocriminalité déposé en décembre 2020, proposait deux articles pour faciliter la traque des pédocriminels sur internet, notamment la possibilité de prolonger le délai de garde à vue au-delà de 24h si une exploitation des saisines et des supports numériques est nécessaire. Une autre disposition préconisait d’obliger les individus condamnés pour des infractions à caractère sexuelles commises contre des mineurs à signaler leurs sorties de territoire. Son texte n’a pas, pour l’heure, été examiné par l’Assemblée.

Le manque de moyens se mesure également en chiffres avec « un nombre denquêtes en dessus de la réalité du phénomène » prévient Carlotta Gradin. « En ce qui concerne le viol en streaming par exemple, début décembre nous comptions douze enquêtes préliminaires et quatre informations judiciaires menées par le parquet de Paris. Les moyens humains dédiés à ce phénomène sont inférieurs à nos voisins européens. En France, ce sont 17 enquêteurs qui travaillent sur ces dossiers alors quils sont 320 au Royaume-Uni et 150 aux Pays Bas ». Pour la juriste « il faudrait renforcer à l’échelle nationale, européenne et internationale les moyens financiers de la police sur ces questions, former les autorités judiciaires et policières sur les infractions en ligne et sur leurs conséquences[]. Ce, d’autant que très souvent, les cybercriminels utilisent des technologies de cryptage, des outils sophistiqués danonymat et des méthodes de paiement alternatives pour compliquer les méthodes denquêtes traditionnelles. »4

Prévenir plutôt que guérir

Le seul volet législatif et répressif, même consolidé, reste insuffisant pour enrayer le phénomène. Comme dans bien d’autres domaines, l’information et la prévention restent essentielles pour protéger les mineurs. Et beaucoup reste à faire : l’étude précitée révèle que 83% des parents reconnaissent ne pas savoir exactement ce que leurs enfants font sur Internet ou sur ces nouveaux moyens de communication. Ils sont également 78% à avouer ne pas avoir le contrôle total sur leur utilisation d’Internet alors même que 74% estiment que les risques sont réelsen surfant sur la Toile. Avec des conséquences désastreuses, tant pour les jeunes concernés que pour la société dans son ensemble : « la pornographie en ligne, non seulement cultive et diffuse les codes de la culture du viol et sagglomère aux comportements hypersexualisés en ligne denfants de plus en plus jeunes » alerte Yasmine Buono. Son association, en partenariat avec les établissements scolaires et les collectivités, élabore des programmes sur mesure impliquant les élèves comme les professeurs et les parents. L’objectif est de créer un cercle vertueux où chacun prend conscience du phénomène mais aussi de ses responsabilités : « il sagit de libérer et daccueillir la parole mais également de développer lempathie et lesprit critiqueet de rendre aux parents une certaine autorité collaborative ». Une mission pas toujours aisée étant entendu qu’aujourd’hui « les écrans sont la premièresource de conflit dans les familles». Il y a pourtant urgence : en octobre 2021, Chanel, une adolescente de 12 ans s’est suicidée dans le jardin familial, en raison du cyberharcèlement qu’elle subissait sur les réseaux et dans son établissement scolaire. C’était le 18e suicide d’enfant de l’année 2021 en raison du harcèlement5.

1 MELOT C., sénatrice, « Harcèlement scolaire et cyberharcèlement : mobilisation générale pour mieux prévenir, détecter et traiter », rapport d’information fait au nom de la mission d’information harcèlement scolaire et le cyberharcèlement, septembre 2021, [Disponible en ligne]

2 Etude Caisse d’Epargne – association e-enfance /3018 sur le cyberharcèlement des jeunes, octobre 2021, [Disponible en ligne]

3 Articles 22264, 222261, 222302 du Code pénal français.

4 https://ecpat.org/wp-content/uploads/2021/05/ECPAT-Summary-paper-on-Online-Child-Sexual-Exploitation-2020.pdf

5 https://www.leprogres.fr/faits-divers-justice/2021/10/05/une-collegienne-se-donne-la-mort-deja-18-suicides-d-enfants-en-2021