Que faire face à la pollution numérique ?

Entre nos usages et équipements, le numérique consomme désormais plus de 10% de l’électricité mondiale tout en étant responsable de 4% des émissions carbones. Ce constat se heurte à notre incapacité à anticiper ce que nous réserve le progrès technique. Quelle est donc la matérialité du monde digital ? Comment construire une Europe plus verte ?

Par Andréas Ley

Une dissonance cognitive digitale

Envoyer un like, partager des photos et regarder un film en streaming font partie des actions qui accompagnent notre quotidien. Il apparaît naturel pour les jeunes de 18 ans d’avoir changé au moins cinq fois de téléphones dans leurs vies. Une existence bien lointaine de la décharge d’Agbogbloshie au Ghana, surnommée la « poubelle électronique de l’Europe ». La pandémie de Coronavirus a mis à l’index notre dépendance exponentielle au numérique. Dans son ouvrage « L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like » (Les liens qui libèrent), l’auteur et journaliste, Guillaume Pitron, rappelle « rien n’est virtuel dans la dématérialisation, la réalité virtuelle [ou] le nuage du cloud alors que tout a un impact ». Au cœur de cette enquête de 2 ans, nous traversons les paradoxes de notre « enfer numérique » où le digital semblerait être allié naturel de la cause environnementale. « Cette investigation analyse l’impact matériel du numérique et les défis écologiques générés par nos modes de consommation de plus en plus virtuel » précise-t-il. Les chiffres sont éloquents : 4% des émissions globales de CO2 dépendent de la pollution numérique, soit le double du secteur civil aérien mondial. Plus de 10% de la consommation d’électricité internationale lui est due, comparable à la production de 100 centrales nucléaires. Un pourcentage censé doubler d’ici 2025. « Compte tenu notamment de sa consommation d’eau, d’énergie et de sa contribution à l’épuisement des ressources minérales, ce secteur génère […] une empreinte équivalente à celle à deux ou trois celle de la France ou du Royaume-Uni. […] Si le numérique était un pays, il se classerait au troisième rang des consommateurs d’électricité, derrière la Chine et les Etats-Unis » souligne Guillaume Pitron1. Rien ne semble pouvoir arrêter la marche de la numérisation. Le World Wide Web (WWE) reliera la totalité de l’espère humaine à l’horizon 2030 pour une population totale projetée à 8,3 milliards d’individus. L’éventail des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) ne cesse de croître, notamment en équipements légers. En 2018, 82% des ménages français possédaient une connexion internet malgré les différences de niveaux de vie2. Entre 2011 et 2017, les ménages disposant d’une tablette tactile passaient de 2% à 42% tandis que ceux jouissant d’ordinateurs ultraportable augmentaient de 48% à 62%. La révolution numérique bouleverse nos habitudes. Nos smartphones remplacent nos cartes bleues, clés et détiennent le désormais précieux pass sanitaire et bientôt pass vaccinal pour la France. En 2020, trois quarts des usagers d’internet achetaient en ligne, ce que reflètent les 112 milliards d’euros de ventes par le e-commerce3. « Nous allons vivre toujours plus dans un monde aussi réel que virtuel. Parallèlement, nous sommes à l’amorce de gigantesques enjeux écologiques qui sont charriés par ces technologies promises à limiter les impacts qu’elles génèrent » affirme le journaliste.

La matérialité du monde numérique

Depuis 1986, l’indicateur MIPS (Material Inputs Per Service Unit) nous donne à voir l’impact de la fabrication de nos équipements numériques sur l’environnement. « Un ordinateur de 2 kilos mobilise, entre autres, 22 kilos de produits chimiques, 240 kilos de combustibles et 1,5 tonne d’eau clair » informe Guillaume Pitron et d’affirmer « la puce électronique bat tous les records : 32 kilos de matière pour un circuit intégré de 2 grammes, soit un ratio ahurissant de 16 000/1 ». Les métaux rares y sont engloutis de façon gargantuesque pour former leur composants techniques. Ecrans plats et LED mobilisent 60% de la production mondiale d’indium tout comme les circuits intégrés accaparent 70% du gallium. Entre 1960 et 2021, la sophistication des téléphones a quintuplé le nombre de minéraux nécessaires à leur fabrication en passant de 10 à 54 éléments. Aujourd’hui, « 12,5% de la production mondiale de cuivre et 7% de l’aluminium sont des destinés aux TIC » poursuit-il. En une fraction de seconde, un simple like traverse une multitude de lignes à haute tension, câble sous-marins et autres centres techniques avant de rejoindre sa cible. « Internet est un gigantesque réseau amphibie : près de 99% du trafic mondial transite […] via des courroies déployées sous terre et au fond des mers » souligne le journaliste dans son ouvrage. Plus de 420 câbles immergés tissent un labyrinthe de fibre optique d’environ 1,3 million de kilomètres, soit le triple de la distance entre la Terre et la lune. Ainsi, la totalité de l’infrastructure digitale produit des externalités négatives. Elle génère une pollution particulaire du fait de l’activité de transformation des matières premières à l’instar du silicium. Indispensable aux puces électroniques, ce dernier sert à la création de wafer, les supports sur lesquels sont tracés les microprocesseurs. Le silicium s’obtient grâce au charbon et charbon de bois encourageant ainsi la déforestation. Sa purification est très gourmande en eau ultra pure et en agents de nettoyage chimiques tels que l’arsenic, le phosphore ou encore l’acide nitrique. Des agents qui vont être dispersés dans les eaux usées et polluer, à leur tour, les nappes phréatiques et mers une fois rejetées. Profitant de l’expansion des structures numériques, notre exposition croissante aux champs électroniques amplifient les risques envers notre santé. Collés à notre oreille, les téléphones portables projettent des ondes à haute fréquence (supérieur à 10 MHz), dont le niveau d’émission se rapproche de la valeur limite fixée par la loi française4. La pollution atmosphérique demeure cependant la préoccupation centrale à cause du rejet de carbone des énergivores datacenter ou encore par les gaz relâchés par l’incinération des déchets électroniques non-recyclés. Au total, les émissions de gaz à effet de serre générées par le numérique sont dues à 53% aux datacenter et autres infrastructures et à 47% aux équipements des consommateurs.

Verdir le progrès ?

La nouvelle coalition « feu tricolore » allemande fait jouer au numérique le rôle de bec verseur entre les différents partis du gouvernement. La digitalisation est associée à la protection de l’environnement pour réunir aussi bien verts que libéraux. Ce postulat repose sur l’idée que le progrès numérique pourra in fine décarboner nos économies tout en garantissant de nouveaux débouchés de croissance. Né face à l’urgence de la pandémie, le plan France Relance prévoit d’investir 100 milliards d’euros sur les deux prochaines années pour sortir de la crise. 30 milliards d’euros sont destinés à l’écologie. En tant que « pilier central de la relance », 908 millions d’euros serviront à accélérer la transformation numérique afin de généraliser la fibre optique, l’inclusion digitale et la numérisation des services publics. Depuis janvier 2018, l’incubateur Fabrique numérique cherche également à créer des « start-up d’Etat » pour accélérer ce processus. Concilier numérique et transition écologique n’est pourtant pas sans risque. Les sénateurs s’inquiètent de la croissance de son empreinte carbone dont le « coût collectif de ces émissions pourrait passer de 1 à 12 milliards d’euros entre 2019 et 2040 »5. Ces derniers appellent donc à une sobriété numérique pour limiter le renouvellement excessif des équipements légers, dont la fabrication et la distribution massive sont « responsables de 70% de l’empreinte carbone totale du numérique en France ». Le Haut Conseil pour le Climat met en garde contre les effets du déploiement de la 5G sur le territoire français. Son empreinte « pourrait se voir accrue en 2030 toutes choses égales par ailleurs de 2,7 Mt éqCO2 dans l’évaluation basse […] et de 6,7 Mt éqCO2 dans l’évaluation haute »6. Entre émissions nationales et importées, l’incapacité à connaître le véritable coût environnemental pourrait remette en cause les engagements de la France au sein du Pacte de Glasgow dont la finalité est la neutralité carbone.

Décarboner, un défi majeur pour le privé

« Le principal enjeu pour les entreprises sera de décarboner les émissions de CO2 générées par l’IT tout en accélérant leur numérisation. Pour ses firmes, le sens de l’histoire est donc d’accompagner et de participer à ce monde intégralement connecté » assure le journaliste Guillaume Pitron. « L’ensemble des outils et services informatiques dans une entreprise, y compris la cybersécurité, représente 10 à 20 000 euros par personne et par an » prolonge l’enquêteur. Repenser nos habitudes de consommation implique de changer en amont nos modes de production, en particulier l’obsolescence programmée. La tendance actuelle prône le tryptique « People – Planet – Profit » où l’on trouve un équilibre entre durabilité environnementale et sociale. Internet doit [donc] être une source de profit tout en maitrisant ses impacts écologiques. » pointe le journaliste. La firme néerlandaise Fairphone commercialise depuis 2013 une gamme de téléphones écologiques et performants. Elle propose des pièces facilement interchangeables ce qui incite à les conserver plus longtemps. Les géants français se saisissent aussi du sujet. Depuis 2020, Atos a fixé l’année 2028 pour atteindre la neutralité carbone, c’est-à-dire deux décennies avant les objectifs de l’Accord de Paris, et a réduit ses émissions de CO2 de 15%. Le groupe Orange vise à diminuer de 30% ses émission et à passer de 18% à 50% d’énergies renouvelables au sein de son mix énergétique7. Sa stratégie Engage 2025 vise à recruter au moins 8 000 CDI entre 2022 et 2024 au profit du secteur digital. Le groupe Iliad de Xavier Niel a converti un ancien abri atomique en datacenter qui chauffe désormais 150 logements construits à proximité. L’énergie produite par les centaines de serveurs est redistribuée par une pompe à chaleur couvrant jusqu’à 80% des besoins de chauffage et la moitié de l’eau chaude de la résidence. Le benchmark Carbon Disclosure Project vient enfin de récompenser Thales en lui octroyant le niveau de « Leadership » (A/A-) en décembre 2021. L’entreprise s’est notamment engagée à ce que tous ses nouveaux produits soient éco-conçus d’ici 2023 et souhaite inciter tous les maillons de sa chaîne d’approvisionnement à diminuer leurs émissions de 50% d’ici à 2030.

La loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique (REEN) du 15 novembre 2021 témoigne de l’ouverture progressive des débats collectifs sur la pollution numérique. Alors que l’Europe a ouvert la voie avec le RGPD en matière de protection des données, désormais plébiscité dans plusieurs parties du monde, une Europe numérique, verte et souveraine sera peut-être l’un des futurs dossiers portés par l’Europe, avec la France, l’Allemagne et les pays scandinaves en tête de pont…

1 Guillaume Pitron, L’enfer numérique, voyage au bout d’un like, Paris, 2021.

2 Équipement des ménages − L’économie et la société à l’ère du numérique | Insee, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238583?sommaire=4238635.

3 E commerce France : 12 chiffres à connaître en 2021, https://www.oberlo.fr/blog/ecommerce-france , 5 mai 2021.

4 David Bihanic, « La pollution numérique en France », Sciences du Design, 23 juin 2016, vol. 3, no 1, p. 22 25.

5 Rapport d’information sur l’empreinte environnementale du numérique, Paris, Sénat, 2020.

6 Haut Conseil pour le Climat, Maitriser l’impact carbone de la 5G, Paris, 2020.

7 Notre plan stratégique Engage 2025, https://www.orange.com/fr/groupe/nous-connaitre/Engage%202025%20%3A%20notre%20nouveau%20plan%20strat%C3%A9gique.