Entre écologie et tensions budgétaires, l’avenir de l’Allemagne Post-Merkel se dessine

En seulement quelques mois, l’incertitude politique en Allemagne s’est vue chassée par le contrat de gouvernement de la nouvelle coalition dite « feu tricolore ». Comment convergent les lignes politiques de ce triumvirat entre sociaux-démocrates, libéraux et verts ? Quelle place pour le couple franco-allemand ?

Par Geoffrey Comte

D’un tango vers un pas de trois

Etablir le bilan de la chancelière Angela Merkel n’est pas une mince affaire. L’« homme malade allemand » est devenu la plus grande économie d’Europe sous l’égide de Mutti. Celle-ci s’est tantôt montrée rigide lors de la restructuration de la dette grecque en 2012 comme ouverte sur les questions écologiques, en signant la fin du nucléaire dans le mix électrique d’ici 2022. Elle a remis en cause l’orthodoxie budgétaire allemande en sortant des critères de Maastricht pour financer la lutte contre la pandémie jusqu’à fin 2023. Merkel a fait preuve « d’une position humaniste durant la crise migratoire de 2015 […] pendant laquelle on a sous-estimé la défense qu’elle voulait faire des valeurs européennes et du droit d’asile » explique Jérôme Vaillant, professeur émérite de l’Université de Lille et directeur de la revue Allemagne aujourd’hui. Ses détracteurs y virent un moyen de contourner les règles européennes pour se constituer une main d’œuvre. Le professeur montre « qu’elle n’a pas obtenu le soutien de ses partenaires européens pour aboutir à une politique migratoire […] homogène qui permette une répartition des migrants sur les différents pays-membres ». Si la figure de cette chancelière « pragmatique » fait toujours consensus, le paysage politique allemand n’a cependant jamais été aussi fragmenté. Le départ de Merkel entérine le déclin du Parti démocrate-chrétien (CDU) face à la montée des sociaux-démocrates (SPD) et des verts. « Le phénomène nouveau est [qu’] aucun parti ne dépasse les 30% » analyse Vaillant. Malgré cette incertitude, la tradition institutionnelle veut qu’une coalition s’organise afin d’obtenir la majorité au Bundestag et ainsi élire le chancelier. Son corollaire est donc la création d’un contrat de gouvernement au sein d’un léviathan à trois têtes pour diriger le pays, signant la fin des « GroKo » (grosses coalitions) entre deux partis1. Le 8 décembre, le social-démocrate Olaf Scholz devient alors chancelier grâce aux 395 voix des députés allemands, récoltés après de longues tractations politiques entre le SPD, libéraux et verts.

Oser plus de progrès

C’est ainsi que ce nomme le traité de la coalition tricolore de 177 pages publié le 24 novembre exposant publiquement leurs propositions, en évitant soigneusement toute fuite d’information. « Les trois partis ont tiré les leçons de l’échec des négociations aux couleurs de la Jamaïque en 2017 » affirme Vaillant, ce qui évite les volte-face et rapports de force asymétriques dangereux pour « gouverner ensemble ». La coalition veut présenter un front commun face au vieillissement de sa population et à un mix électrique dominé par les énergies fossiles, atteignant environ 56%. D’après le chancelier, la prochaine décennie sera placée sous le signe d’« investissements publics » à hauteur de 60 milliards d’euros2, révélant les tensions entre les différents partis. Le libéral Christian Lindner occupera le Ministère des finances afin de reprendre la main sur les comptes publiques. L’Etat allemand a dépensé 72 milliards d’euros d’aides aux entreprises, a réalisé 54 milliards de crédit et couvert le chômage partiel à hauteur de 31 milliards d’euros3. Avec les Verts, ce dernier a dressé « une ligne rouge [où] le financement du progrès ne doit pas s’effectuer par la dette mais par l’innovation technologique pour moderniser la société dans le champ de l’énergie » souligne le professeur lillois. En l’échange du retour à l’austérité budgétaire, « les libéraux ont accepté l’augmentation du salaire minimum à 12 euros » impactant plus de 10 millions d’Allemands. Cette mesure est le cheval de bataille du SPD avec la construction de 400 000 nouveaux logements. Le numérique fait le plus large consensus, devenu synonyme de croissance et pivot de la modernisation dans l’accord gouvernemental. Parmi les 240 milliards empruntés par Angela Merkel pour lutter contre la pandémie, certains fonds non-utilisés iront dans la numérisation de l’économie. L’objectif est double : éviter un surendettement avant le retour à la rigueur budgétaire en 2023 et tisser une confiance politique entre Verts et libéraux.

Le réalisme des Grünen

Depuis leur entrée au Bundestag en 1983, les Verts ont délaissé leur radicalisme originel pour glisser vers un pragmatisme politique. Une stratégie fructueuse pour se rapprocher des arcanes du pouvoir4. Deux personnalités d’Alliance 90 / les Verts héritent de « super-ministères ». Le vice-chancelier Robert Habeck dirige le Ministère de l’Economie et du Climat tandis que Annalena Baerbock obtient celui des Affaires étrangères. L’élection de Winfried Kretschmann dans le länder de la Bade-Wurtemberg en mai 2011 marque un tournant dans leur percée électorale. Les Grünen sont désormais présents dans 11 länders sur 16 et collaborent quotidiennement avec le CDU, FDP et le SPD. Enhardis par ces expériences locales, les Verts gonflent leur crédibilité et imposent leur agenda politique : être intransigeant sur la protection du climat. La fermeture prochaine des centrales nucléaires est alors une aubaine pour tenter de sortir du charbon et produire 80% d’énergies renouvelables d’ici 2030, en s’appuyant notamment le parc éolien.

Un réveil géopolitique ?

« Il ne faut pas s’attendre à une véritable révolution » affirme Jérôme Vaillant. Les ruptures pourront provenir de la politique énergétique et non pas d’un bouleversement dans la défense allemande. « L’Allemagne continuera [cependant] de se considérer comme une puissance civile et non militaire, pour laquelle l’engagement militaire n’est qu’un ultime recours » prolonge-t-il. Le « mantra » du nouveau gouvernement fait de l’Europe un prolongement de sa puissance civile et économique. Les divergences politiques ressuscitent également de vieilles oppositions entre la France et l’Allemagne en termes d’utilisation civile et militaire du nucléaire. « Difficile [donc] d’imaginer une doctrine de défense commune européenne sous l’égide franco-allemande » atténue Vaillant. Face à la Chine et la Russie, Berlin rompt avec l’héritage de Merkel et milite pour une « autonomie stratégique » au travers d’un fédéralisme accru5. La coalition promeut la création d’un Ministère européen des Affaires étrangères, où le vote s’effectuerait à la majorité qualifiée au lieu de l’unanimité. Le gouvernement allemand pourrait devenir l’épicentre d’ambitieuses réformes européennes, notamment en favorisant un Green Deal régional. Le professeur lillois appelle néanmoins à se méfier de ce concept de souveraineté stratégique qui « reste extensible à souhait » et pourrait aggraver les « belles incompréhensions » entre pays voisins.

L’Allemagne Post-Merkel se veut avant-gardiste, en conciliant transition numérique et écologique, autant qu’elle apparait prête à se saisir de sa pleine place en Europe. Le monopole de la construction européenne pourrait basculer outre-Rhin, invitant la France à négocier avec Berlin.

1 L’Allemagne post-Merkel ou la fin annoncée de l’ère des deux grands partis de masse, https://aoc.media/analyse/2021/09/09/lallemagne-post-merkel-ou-la-fin-annoncee-de-lere-des-deux-grands-partis-de-masse/ , 9 septembre 2021.

2 6medias, Climat, numérique… l’Allemagne débloque une enveloppe conséquente pour des “investissements d’avenir”, https://www.capital.fr/economie-politique/climat-numerique-lallemagne-debloque-une-enveloppe-consequente-pour-des-investissements-davenir-1422635 , 10 décembre 2021.

3 En Allemagne, un libéral nommé ministre des Finances veillera à l’orthodoxie budgétaire, https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/en-allemagne-un-liberal-nomme-ministre-des-finances-veillera-a-l-orthodoxie-budgetaire-897123.html.

4 La politique économique des Verts allemands, https://www.institutmontaigne.org/blog/la-politique-economique-des-verts-allemands.

5 « Les ambitions européennes de la coalition allemande », Le Monde.fr, 29 nov. 2021p.