La Suède se réarme face à l’instabilité régionale

Dans l’imaginaire collectif suédois, mais aussi dans les faits, la principale menace à l’intégrité territoriale se trouve être Moscou. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et alors que Vladimir Poutine continue d’amasser ses troupes à la frontière ukrainienne, la Suède réinvestit massivement dans sa défense. Historiquement non-alignée, Stockholm semble se rapprocher toujours un peu plus du bloc occidental et de l’OTAN. De là à adhérer à l’Alliance transatlantique ?

Par Alexandre Guichard

« La Suède est repartie de très bas. Nous investissons de nouveau dans notre défense territoriale qui, au début des années 2000, était quelque peu laissée à l’abandon. » Ces mots sont ceux de Lars Wedin1, ancien capitaine de vaisseau de la Marine royale suédoise. La tendance est claire. Le pays a rétabli son service militaire obligatoire en 2017. L’armée suédoise se fixe pour objectif de compter 90 000 soldats en ses rangs en 20252. Le Parlement suédois a approuvé fin 2020 l’augmentation de 40% des investissements en matière militaire sur les cinq prochaines années. Le pays veut également mettre l’accent sur le renforcement de ses capacités en matière de cyberdéfense et renseignement. La réouverture de la base aérienne d’Uppsala ainsi que la réactivation de cinq nouveaux régiments entre septembre 2021 et janvier 2022 (4 pour l’Armée de terre, 1 pour l’Armée de l’air), viennent compléter le tableau.

Tout cela a été rendu possible par la loi de programmation militaire de 2015, reconfirmée en 2019, et s’inscrit dans la droite ligne de la « Doctrine Hultqvist », du nom du ministre suédois de la Défense : Peter Hultqvist. Celle-ci préconise une adaptation suédoise au contexte dégradé : « On a vu l’agression russe en Géorgie, l’annexion de la Crimée, le conflit en Ukraine, les tensions au Bélarus, l’augmentation des activités militaires russes, les manœuvres militaires en Arctique et dans la région de la mer Baltique. On voit que les Russes sont prêts à utiliser des moyens militaires pour réaliser des objectifs politiques»3explique le ministre. Cette doctrine prend racine dans un réalisme néoclassique, un concept induisant que le contexte domestique influence, au moins en partie, les décisions prises en matière de politique extérieure.

Une ambiguïté stratégique cultivée

De facto, la Suède est forcée d’établir et de suivre une « small state strategy ». Si elle fut une grande puissance au milieu de l’époque moderne – à son apogée du début du 17e siècle au début du 18e – elle ne l’est plus aujourd’hui et le pays doit s’adapter à son environnement géographique et aux dynamiques géopolitiques. Le gouvernement suédois cultive donc savamment une forme d’ambiguïté stratégique dont l’objectif est de trouver la balance entre l’autonomie et l’intégration – à l’OTAN – pour conserver son indépendance sans déséquilibrer la région. C’est la continuité du concept de non-alignement inhérent à la Guerre froide. L’Alliance transatlantique joue pour la Suède le rôle d’une « flotte de dissuasion », permettant de tenir à distance la menace russe.

Les gouvernements suédois successifs pensent la défense de leur pays. « Aujourdhui, le débat sur lEurope de la défense a vraiment commencé » indique Lars Wedin. Et le pays diversifie ses systèmes d’alliance, en témoigne la lettre d’intention signée par la ministre des Armées, Florence Parly et Peter Hultqvist. L’objectif de cette coopération ? « Travailler ensemble plus efficacement, renforcer notre interopérabilité, favoriser les synergies dans le développement des capacités et développer une culture stratégique commune afin de pouvoir se déployer côte à côte dans des opérations militaires en cas de besoin.»4 La coopération franco-suédoise ne s’arrête pas là. Les deux pays ont lancé un partenariat stratégique pour l’innovation et les solutions vertes. Ces secteurs, couplés à celui des transports dans lequel Stockholm investit massivement, représentent autant d’opportunités pour les acteurs souhaitant investir en Suède.

Quels partenariats stratégiques?

Au sujet de l’Europe de la défense, le débat voit s’opposer deux camps dans les pays nordiques et la Suède n’échappe pas à la règle. Alors que le sentiment d’un retrait progressif des Américains affleure, les partisans de l’Europe de la défense arguent que le lien transatlantique est déjà affaibli, quand leurs opposants affirment que c’est la poursuite de l’autonomie stratégique qui poussera les Américains à se retirer.

Lars Wedin assure : « La Suède n’est pas membre de lOTAN et elle ne le sera jamais. Tout du moins, pas dans un futur proche. » En effet, si l’opinion publique voit l’OTAN d’un bon œil, elle ne penche pas majoritairement pour une adhésion à l’Alliance. Il en va de considérations domestiques, puisque le principal parti politique suédois, la formation sociale-démocrate ne souhaite pas voir le pays adhérer à l’Alliance. A cela vient s’ajouter la volonté de ne pas s’aliéner la Russie. Pour autant, « la Suède est très proche de lOTAN. Le gouvernement part du principe que le pays sera aidé, soit par les Etats-Unis, soit par lOTAN, en cas dagression militaire. »

La Suède souhaite également s’appuyer sur son influence régionale et sur ses voisins nordiques : « Nous assistons à un renforcement de la coopération avec les pays nordiques » souligne Lars Wedin. Cela est incarné par la première visite internationale de Magdalena Andersson. La nouvelle Première ministre s’est rendue en Finlande pour y rencontrer son homologue Sanna Marin, illustrant les liens forts entre les deux pays qui collaborent étroitement dans le domaine de la Marine. En témoigne l’exercice commun mené en octobre 2021 et baptisé Swenex 21 auquel s’ajoute l’existence du SFNTG (Swedish-Finnish Naval Task Group) qui corrobore l’accroissement constant de la coopération entre les deux nations.

S’appuyer sur son industrie de défense

Il existe un atout supplémentaire dans l’escarcelle suédoise : Saab-Kockums qui joue un rôle prépondérant dans l’industrie de défense du pays. Le chantier naval Kockums appartient, depuis 2014, au conglomérat Saab, spécialisé dans l’industrie de défense. Un lien étroit uni le gouvernement et cette entreprise. Il apparaît presque impensable de voir le pays passer commande à une autre entité pour les besoins de sa Marine ou de son Armée de l’air.

A l’heure actuelle, Saab Kockums travaille à la construction de deux sous-marins A-26 pour la Marine suédoise, qui devraient être livrés en 2023. Une technologie exportable… Le Canada, les Pays-Bas et l’Australie cherchent à renouveler leurs flottes de sous-marins. La modernisation de l’aviation suédoise est également entre les mains de Saab, puisque l’entreprise développe une nouvelle génération d’avion de combat Gripen.

Une stratégie de partenariats

Implanté depuis 2016 à Paris, Saab France cherche à multiplier les partenariats avec l’industrie de défense française, conjointement au développement de la relation bilatérale entre la Suède et la France. Camille Pertusot, directeur de la filiale française de Saab depuis le 1er janvier de cette année témoigne : « Nous avons développé une stratégie de partenariats depuis 2016, notamment parce que lindustrie de défense française est très puissante. Notre stratégie est de collaborer avec cette dernière sur des niches et des segments de complémentarité. » Saab fournit d’ores et déjà à l’Armée de terre, et ce depuis les années 1990, le système de roquettes AT4.

Autre axe de coopération important : les activités de camouflage. « Cet axe de développement se fait au travers de notre gamme Saab Barracuda : des filets statiques de camouflage aux propriétés multispectrales, pour faire face aux menaces de type radar, thermique, visuelle ou infrarouge » développe le nouveau directeur de Saab France. Un nouveau partenariat a été créé en ce sens avec une entreprise française : Solarmtex, basée à Vierzon. Elle est aujourd’hui « un distributeur de camouflage et devrait prochainement devenir un véritable sous-traitant, partenaire, voire plus ».

Le géant suédois travaille également pour pénétrer le marché français dans le domaine de la gestion des risques NRBC (Nucléaires, Radiologiques, Biologiques, Chimiques). Domaine d’importance clé pour la France et la Suède, il est un volet stratégique pour le futur sur lequel Saab est à la pointe avec sa solution complète et clé en main : son système AWR (Automatic Warning and Reporting), inspiré de la notion de Command and control en capacité d’identifier de nombreuses et multiples menaces en amont afin de donner l’alerte le plus tôt possible et des informations actualisées en temps réel. Ce système intègre des capteurs fixes et mobiles, embarqués sur des véhicules civils et militaires et permet également de réaliser des simulations et des entraînements dédiés. «Nous pouvons ainsi présenter des éléments spécifiques, découplés ou complémentaires de dispositifs français, et ce en synergie avec les industriels français du secteur avec lesquels nous travaillons déjà à l’export. Notre gamme de produits comprend également des kits de transport, d’échantillonnages, ainsi que des abris dintervention, permettant de faire des tests ou du dépistage dans le cadre dune menace NRBC. » détaille Camille Pertusot.

Saab France sera également au rendez-vous de la sustainabilityou commentproduire des équipements durables limitant leurs émissions de gaz à effet de serre « pour une sécurité et une défense plus verte et plus durable. »

La Suède et la France renforcent ainsi leurs relations bilatérales sur des sujets d’envergure et des enjeux globaux. Si le groupe a un rôle clé à jouer en faveur de la coopération stratégique européenne et de l’Europe de la défense, il aura également des opportunités à saisir et à nourrir en lien avec l’accroissement de l’autonomie stratégique européenne. Pour y parvenir, Camille Pertusot entend bien contribuer et poursuivre le travail de « fédération des approches technologiques et industriels».

La réintroduction du service militaire, la réactivation de régiments, l’accroissement des investissements en matière de défense et la construction d’une nouvelle génération de sous-marins et d’avions multi-rôles sont autant de signaux clairs. La Suède se réarme. Il faut dire que l’actualité semble corroborer les craintes suédoises. Peter Hulqtvist a annoncé en novembre être prêt à envoyer ses troupes entrainer l’armée ukrainienne qui fait face à une pression russe de plus en plus importante.

Alors que les tensions s’accroissent à l’est de l’Europe, la politique de défense suédoise peut être résumée en ces mots : dissuader pour maintenir la paix. L’adage, Si vis pacem, para bellum [Qui veut la paix prépare la guerre] suscite ainsi la question : la Suède se prépare-t-elle à la guerre pour maintenir le statu quo garanti en temps normal par sa neutralité, ou pour être prête le moment venu ?

1 Il est aujourd’hui rédacteur pour la revue de l’Académie royale des sciences navales.

2 Elle en compte 60 000 aujourd’hui.

3 Peguy Olivier, « Inquiète de la menace russe, la Suède renforce son budget militaire », Euronews avec AFP, 17 décembre 2020.

4 Lagneau Laurent, « La France et la Suède ont l’intention de développer davantage leur coopération militaire », Opex360, 4 octobre 2021.