Turquie : la guerre informationnelle ne fait que commencer

Les forces armées de Reçep Tayyip Erdogan mènent des guerres hybrides et sous le seuil, explorant de nouveaux territoires de conflictualité. L’offensive informationnelle dont est victime la France en est la preuve. Les capacités turques en matière de guerre informationnelle restent limitées et leur approche simpliste. Cependant, la normalisation d’un discours turc aujourd’hui peu audible tant il est agressif pourrait être extrêmement dangereuse pour la France.

Par Corentin Dionet

En 2020, au début de l’offensive informationnelle turque, Paris et Ankara s’opposaient au Liban, en Libye et au Karabakh. A cela s’ajoute le désaccord de longue date sur la question kurde et la tenue d’une journée de commémoration du génocide arménien, organisée par le gouvernement français en 2019. Les deux pays s’opposent également en Méditerranée orientale, où la France a envoyé des navires de guerre pour mettre fin aux incursions turques dans les eaux territoriales grecques. La signature d’un accord de partenariat stratégique entre la Grèce et la France, associée à la vente de Rafale supplémentaires et de trois frégates de défense par le gouvernement d’Emmanuel Macron à celui d’Ekateríni Sakellaropoúlou, fin 2021, viennent dresser le portrait bien sombre de ces relations bilatérales.

La France se veut ainsi la cible d’une offensive informationnelle turque continue, construite autour du discours subversif et manichéen de Recep Tayyip Erdogan. Raphaël Chauvancy1, auteur de l’ouvrage : « Les nouveaux visages de la guerre : Comment la France doit se préparer aux conflits de demain » explique : « les objectifs poursuivis par la Turquie sont multiples. Discréditer l’action de la France à l’extérieur en la présentant comme une puissance anti-musulmane et affaiblir la France intérieurement, en instrumentalisant les minorités musulmanes afin de compliquer les actions de notre démocratie ».

La guerre informationnelle s’appuie sur le logos, le pathos et l’ethos, soit la logique, les émotions et les éléments constitutifs d’une communauté. L’auteur distingue trois niveaux et techniques de lutte informationnelle : « L’intoxication qui consiste à créer de toute pièce des informations erronées. La désinformation, soit manipuler des données réelles mais partielles en faussant sciemment l’interprétation. Le troisième niveau, c’est chercher à convaincre en s’appuyant sur des données objectives pour appuyer une construction narrative, en utilisant la logique. »

Une complémentarité avec la Russie ?

Raphaël Chauvancy tempère : « Les méthodes utilisées par la Turquie ne sont pas aussi élaborées que celles de la Russie par exemple. Je pense qu’en matière de guerre de l’information, les Turcs ont pour l’instant une stratégie simple, voire simpliste. La Turquie ne parvient pas à demeurer masquée, au contraire des Russes ». En témoigne le succès de la task-force Honfleur. Créée par l’exécutif pour déterminer la provenance de l’offensive informationnelle postérieure à l’attentat contre Samuel Paty, elle a rapidement attribuée à la Turquie cette tentative de déstabilisation passant par une intoxication du débat public.

La Russie est beaucoup plus sophistiquée et discrète dans son approche, qui s’inscrit « dans une tradition de guerre informationnelle subversive ». En Afrique, Moscou n’a pas hésité à diffuser des informations créées de toute pièce pour discréditer les forces françaises au Sahel, notamment au Mali et au Niger. Ce qui a permis à la Turquie de signer un accord de coopération militaire se concrétisant par la livraison aux forces armées nigériennes de drones, blindés et avions d’entraînement turcs. Ainsi, la guerre informationnelle est affaire d’opportunités.

Si Raphaël Chauvancy ne « croit pas à la mise en place d’une coalition d’Etats menant des opérations de guerre informationnelle ciblées contre la France », c’est notamment parce qu’Ankara et Moscou ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde. Leurs ambitions régionales respectives sont vouées à entrer en collision l’une avec l’autre. Et le partage de compétences en matière de guerre informationnelle est l’exception, beaucoup plus que la règle. « Il faut se souvenir que les offensives du président Erdogan contre le président Macron ont un précédent, celles contre le président Poutine. N’oublions pas également que les Britanniques ont été extrêmement réticents, pendant la Seconde Guerre mondiale, à communiquer leur savoir-faire en matière de guerre informationnelle aux Américains » indique Raphaël Chauvancy.

Normaliser pour menacer

Aujourd’hui, la rhétorique turque ne parvient pas réellement à pénétrer l’espace public français, notamment parce que le discours est extrêmement agressif. Le modèle turc s’appuie sur l’idéologie des Frères Musulmans, difficilement transposable dans une démocratie, suscitant la suspicion. La première offensive informationnelle d’Ankara visait principalement les marges de la société, dont la minorité turque et plus largement les minorités musulmanes, en jouant sur les registres du pathos et de l’ethos. A l’heure actuelle, « de larges tranches de Français musulmans ont été indisposés par le discours turc, qui est d’une agressivité folle, hors de toute rationalité » souligne Raphaël Chauvancy.

Sur le plan international, la Turquie n’a pas hésité à assimiler Emmanuel Macron à l’Occident et aux croisés, remettant en cause sa santé mentale. Le président Erdogan, lui, se pose en défenseur de l’Orient et des musulmans2 accusant son homologue français de vouloir « rétablir l’ordre colonial »3 au Liban. L’objectif est clair : diaboliser la France et son action en lui aliénant les populations locales et régionales tout en s’arrogeant le leadership du monde musulman.

Or, la radicalité du discours turc est contre-productive. C’est en jouant sur l’ethos musulman et l’héritage du califat que la Turquie pourrait accroître son influence en France selon Raphaël Chauvancy. Une offensive informationnelle turque efficace serait celle lui permettant « d’apparaître, à termes, comme le pôle de soutien le plus efficace aux opposants d’un Etat français présenté comme raciste, d’une laïcité présentée comme une arme anti-musulmane… et de structurer une mouvance islamiste et sécessionniste, qui existe de manière diffuse et déstructurée aujourd’hui en France ».

Pour ce faire, « la Turquie pourrait entretenir le mythe de la France, pays croisé. Puis, en parallèle, et c’est la chose la plus dangereuse qu’elle pourrait faire : apaiser son discours, le normaliser pour lui donner le droit de cité ». Si Talleyrand disait que tout ce qui est excessif est insignifiant, la normalisation d’un discours turc et sa diffusion dans nos médias pourraient être extrêmement dangereuses pour l’unité nationale. « En utilisant nos propres structures démocratiques, nos propres réflexes cognitifs, ils pourraient retourner nos valeurs contre nous pour faire avancer les leurs, au service d’une idéologie religieuse fondamentaliste qui, elle, peut nous faire beaucoup de mal. D’autant que l’on sait qu’il existe en France un terreau favorable, certes minoritaire, mais favorable. » alerte Raphaël Chauvancy.

Chercher à ancrer l’islam politique en France, plutôt que la déstabilisation ponctuelle, afin d’apporter la contradiction au cœur même de la République : voilà la forme que pourrait prendre une offensive informationnelle excessivement dangereuse.

La France doit passer « à l’offensive »

La réaction française à ces campagnes de désinformation ne s’est pas fait attendre. Devant les députés, en janvier 2021, la ministre des Armées, Florence Parly a évoqué le sujet. « Il est clair que le Sahel est (…) un enjeu d’influence entre les grandes puissances. Alors certains de ces acteurs, dont il faut souligner qu’ils n’y sont pas engagés militairement, cherchent néanmoins à nous concurrencer (…) Et c’est dans le domaine informationnel que nous voyons se développer cette compétition (…) Pour citer quelques pays, il y a évidemment la Turquie et il y a la Russie (…) L’une comme l’autre cherchent à s’imposer, s’infiltrer dans les interstices et toujours à nous discréditer 4», a-t-elle dénoncé.

La nouvelle stratégie du chef d’Etat-Major des armées (CEMA), le Général Thierry Burkhardt, dont l’objectif est de « gagner la guerre avant la guerre »5, met l’accent sur la lutte informationnelle dans le cyberespace. S’il nous fallait combler notre retard, il semblerait que l’Etat français ait pris en compte l’importance de ces enjeux. Les forces armées se sont positionnées dans cette sphère, Florence Parly présentant en octobre dernier une nouvelle doctrine de lutte informatique d’influence (L2I). « Si dans le passé les conflits armés s’inscrivaient dans un continuum paix crise guerre, lenvironnement stratégique actuel sapparente à un triptyque compétition contestation affrontement. La guerre de linformation au sein du cyberespace procède directement de cette nouvelle donne et doit être considérée comme un état de fait désormais incontournable. La doctrine militaire de lutte informatique dinfluence organise et structure la lutte informationnelle menée dans le cyberespace. » déclare le ministère des Armées. Autre action structurante : la création de Viginum, un service rattaché au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité, dont la mission est de répondre au défi majeur de la menace d’ingérences numériques étrangères qui s’immiscent aujourd’hui dans le débat démocratique.

Des éléments qui incarnent une prise de conscience « inéluctable » selon Raphaël Chauvancy mais qui appellent à être renforcés. « Je pense qu’il faut que nous apprenions l’offensive. Soit, diffuser notre propre construction narrative, en nous interdisant toute intoxication ou désinformation, mais en s’appuyant sur les ressorts psychologiques des Etats ciblés. C’est-à-dire le sentiment d’appartenance et également le pathos » diagnostique l’auteur.

Bien que freiné par les limites internes et économiques de son pays, le président Erdogan paraît avoir un chemin tout tracé en matière de politique extérieure. S’il ne fait aucun doute que l’offensive informationnelle turque est vouée à se poursuivre, des interrogations sur la forme demeurent. L’approche d’Ankara restera-t-elle « simpliste » ? Assisterons-nous à une montée en gamme de la méthode de guerre informationnelle turque qui viendrait alors mettre en danger l’unité nationale ?

1 Raphaël Chauvancy est Commandant et est détaché auprès des Royal Marines britanniques. Il s’exprime ici à titre privé, et ne parle pas au nom de son institution.

2 Hirson Pierre-Charles, « La guerre de l’information par le contenu contre la France et l’Union Européenne ».

3 « Erdogan accuse Macron de « colonialisme » au Liban », L’Express avec AFP, 13 août 2020.

4 Lagneau Laurent, « La ministre des Armées accuse la Turquie et la Russie de chercher à discréditer les forces françaises au Sahel », Opex360, 13 janvier 2020.

5 Vincent Elise, « « Gagner la guerre avant la guerre », nouvelle stratégie de l’armée française », Le Monde, 5 octobre 2021.