Qu’attendre de la promesse du Métavers ?

En devenant Meta Platforms le 28 octobre dernier, Facebook réussi une opération marketing de grande ampleur : une OPA sur l’imaginaire lié au futur web 3.0. La promesse de pouvoir habiter le monde autrement via la fusion entre réel et virtuel. Nous sommes encore à des décennies d’un métavers pleinement fonctionnel, dont les questions d’interopérabilité et de faisabilité technique restent encore irrésolues. Une révolution industrielle se dessine-t-elle sous nos yeux ? Quels seront les impacts sur nos modes de vies ?

Par Geoffrey Comte

Syndrome de Stendhal

Propre à la science-fiction, ce « sense of wonders » traduit une sensation d’émerveillement face aux apparents miracles qu’évoque l’utopie technologique du métavers. Matthew Ball, associé directeur de EpyllionCo, un capital-risque étasunien, l’interprète comme « un réseau massivement échelonné et interopérable de mondes virtuels 3D rendus en temps réel qui peuvent être expérimentés de manière synchrone et persistante par un nombre effectivement illimité d’utilisateurs avec un sentiment individuel de présence, et avec la continuité des données, telles que l’identité, l’histoire, les droits, les objets, les communications et les paiements »1. Son avènement serait semblable à celui de l’électricité ou de l’internet mobile, une nouvelle révolution industrielle assurée par la transition vers le web 3.0 dit « spatialisé ». « Tous nos équipements électroniques sont voués à disparaitre progressivement. Plus la puissance de calcul augmente et moins nous en avons besoin. Le web 3.0 représente la clé de voute de ce que nous sommes en train de vivre » déclare Fred Volhuer, le PDG d’Atlas V. Le développement de la blockchain, de la 5G, du machine learning, de mondes 3D de plus en plus réalistes témoignent de la maturité technologique à même de créer ces fameux mondes miroirs. Cela pose une équation à deux inconnues : celles de l’interopérabilité et du recours aux technologies sensorielles capables d’afficher des contenus dans l’espace. Cela suppose que les utilisateurs puissent passer d’un monde virtuel à un autre sans contrainte et en toute sécurité. « Le métavers est avant tout un buzzword […], un argument marketing [qui] figure au nombre des révolutions facilitant les levées de fonds pour les start-up et les entreprises du numérique » affirme la consultante Audrey Boulard. « Il s’agit d’une nouvelle tendance dans le jeu vidéo qui consiste à devenir un espace événementiel, un lieu de rencontre […] car cette industrie a tout intérêt à permettre à ses utilisateurs de jouer sur différentes plateformes » analyse-t-elle. Le métavers annoncé par Mark Zuckerberg n’est donc pas prêt de voir le jour, encore trop gourmand pour les capacités de calculs contemporaines. « Il faut garder à l’esprit que le business model de Facebook est le marketplace publicitaire, reposant sur les contenus créés par les utilisateurs et les marques qui veulent acheter l’attention de ces derniers. Avec son métavers, les utilisateurs seront parties prenantes d’une nouvelle économie de la création » souligne Fred Volhuer.

Retour vers le futur

Actuellement embryonnaire, l’émergence du web 3.0 brouille progressivement les frontières entre jeux vidéo et réseaux sociaux. D’ici 2024, le marché lié au métavers approchera les 800 milliards de dollars2. Ce dernier se compose de fabricants de jeux vidéo en ligne, responsables de mondes virtuels en 3D réunissant des millions de joueurs à l’instar de Roblox et Minecraft détenus par Microsoft ou encore Fortnite d’Epic Games. Ces plateformes alimentent désormais la relance post-pandémie de l’industrie du divertissement, dont la croissance est attendue à 12 milliards en 2023. Le rappeur nord-américain Travis Scott a attiré presque 46 millions de joueurs en cinq concerts virtuels sur Fortnite tandis que son homologue Lil Nas X en a réuni plus de 33 millions sur Roblox. Les géants du numérique accaparent ces nouvelles parts de marché, intégrant de jeunes entreprises pour diversifier leur offre d’expériences virtuelles et augmentées. Dès 2015, Facebook rachète le constructeur d’équipements Oculus pour 4 milliards de dollars puis s’engage à recruter plus de 10 000 personnes et investir 3 milliards de dollars pour donner naissance à son métavers3. L’essor du cloud computing et des technologies de rendu photoréaliste permettent la création de jumeaux numériques via la modélisation virtuelle d’un objet réel. En France, Dassault Systèmes propose la plateforme de solutions tout-en-un 3DExperience qui facilite la création de modèles industriels en 3D. La firme s’est récemment rapprochée du finlandais Varjo, fabricant de casques de réalités virtuelles, pour rendre plus réaliste les simulations réservées aux pilotes militaires comme civils. Le web 3.0 redonnent ses lettres de noblesses aux expériences immersives tant interpersonnelles qu’individuelles. Google a dévoilé son projet Starline qui vise à donner l’illusion d’une véritable conversation. Assis à l’intérieur d’une cabine, un millier de point infrarouge reconstitue les expressions faciales de notre interlocuteur tandis qu’une myriade de capteurs sensoriels reproduit lumière et profondeur artificielles. L’entreprise française Atlas V, leader sur le marché de l’art performing, propose la visite virtuelle de la grotte de Chauvet au travers de jeu The Dawn of Art. « L’informatique spatialisé nous permet d’inventer de nouvelles grammaires narratives puisque nous pouvons interagir avec les contenus autour de nous » assure son PDG. « La France est un terrain très favorable à l’innovation culturelle, agissant comme une véritable Silicon Valley de l’immersion. Au travers de ses soutiens publics, elle a donné naissance à une génération très talentueuse de sociétés de productions et studios de créations. La France est le meilleur choix pour répondre à des schémas d’investissements sur le long terme, supérieur à 3 ou 5 ans, […] afin de nous donner le temps de proposer des contenus transformatifs » prolonge-t-il.

High tech, low life

Le néologisme métavers a été inventé par l’écrivain Neal Stephenson en 1992 dans son livre Le Samouraï Virtuel. Ce dernier est un pilier de la mouvance cyberpunk propre à la science-fiction qui fait vivre des « univers dystopiques dans lesquels les réseaux informatiques sont contrôlés par des entreprises géantes pouvant nuire à l’humanité »4. Inspirées des Zaibatsu japonais, ces méga-corporations incarnent la forme viciée du progrès technologique qui devient synonyme de colonisation des esprits et de la vie privée. Dans Player One, l’écrivain Ernest Cline dépeint une terre détruite par le réchauffement climatique et les conflits nucléaires auxquels échappent des milliards de personnes au sein de l’« Oasis ». Un monde virtuel pensé comme le divertissement ultime et fondé sur une promesse similaire à celle du métavers de Mark Zuckerberg. Cependant, « l’environnement du métavers est complètement artificiel. Il ne constitue pas un univers au sens neutre […] mais bien une représentation, traversée par une intentionnalité » pointe le doctorant en philosophie à l’Université libre de Bruxelles et de Grenoble Alpes, Eugène Favier Baron. « Un des principaux métavers créé en 2018 est la plateforme sud-coréenne Zepeto qui est constituée à peu près de 70% de femmes entre 13 et 24 ans, soit près de 250 millions d’utilisateurs […]. Cette plateforme est définie comme étant un havre de paix par ses nombreuses utilisatrices, où peuvent être reconstituées artificiellement des interactions sociales rêvées inaccessibles dans la vie réelle » souligne le journaliste Simon Woillet. Une testeuse de la plateforme de réalité virtuelle Horizon worlds, mise en œuvre par Meta Platforms, a été victime de harcèlement sexuel de la part d’un autre joueur, sans que ce dernier ne soit sanctionné.5 « Le principe du capitalisme de surveillance est l’injection à la restitution sensorielle forcée et totalitaire d’après la chercheuse américaine Shoshana Zuboff. Aucun atome de nos données physiologiques ne doit échapper aux capteurs haptiques […] posant un enjeu de droit à la vie privée qui n’est pas encore pris en compte par les utilisateurs et qui peut se retourner contre eux » prolonge Simon Woillet.

Digital Caput Mundi

Le métavers n’échappe pas à la balkanisation du cyberespace entre le duopole sino-américains, les deux rivaux y voient un enjeu majeur de leurs futures politiques extérieures. L’empire du Milieu se considère comme un bloc à part, indépendant des plateformes américaines et procède à un contrôle sans relâche sur les données de ses utilisateurs. Au travers de Baidu, la Chine a récemment inauguré son premier métavers baptisé « XiRang » (Terre d’espoir) où peuvent circuler simultanément les avatars de plus de 100 000 utilisateurs. L’année dernière, environ 1 500 entreprises chinoises ont déposé plus de 8 500 marques liés au métavers à l’image d’Alibaba ou Tencent, aujourd’hui leader sur le marché. Cette dernière concentre les compétences de communication, transaction, streaming, gaming et de e-commerce nécessaires à la mise en place d’un métavers dans son application We Chat, dont dépendent déjà plus d’un milliard de chinois. Le 30 octobre dernier, l’Institut chinois des relations internationales contemporaines (CICRI) a publié le rapport Métavers et sécurité nationale6. Ses chercheurs y décrivent la « nature transnationale des métavers » d’où l’urgence d’atteindre une « hégémonie technologique » dans ce secteur afin de faire face aux nombreuses failles de sécurité liées aux cyberattaques, à la falsification d’identité, à la protection des infrastructures critiques et aux fuites de données. Les experts chinois y voient également une « drogue numérique », entrainant une « déconnection [tacite] du réel » pour les jeunes générations, tout en vantant les potentielles prouesses éducatives de la plateforme Roblox pour celles-ci. Les enjeux de souveraineté pour l’Europe sont également légion pour distiller une éthique européenne à l’intérieur de ces nouveaux espaces d’échanges et de créations transnationaux. En tant que puissance normative, l’UE pourrait réguler tant la protection des données des utilisateurs et leurs propriétés intellectuelles que la fiabilité des transactions monétaires ou encore vérifier l’identité numérique des avatars en cas de contentieux.7 La Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager déclarait en février dernier« le métavers est déjà là. Alors bien sûr, nous commençons à analyser quel sera le rôle d’un organisme de régulation, quel est le rôle de notre législation »8.

Si la concrétisation d’un métavers universel semble lointaine, la concurrence acharnée parmi les géants numériques pour le web 3.0 nous donne déjà quelques prémices de la nouvelle étape de la révolution digitale. L’informatique spatialisé peut être une aubaine pour l’« exception culturelle » française tout comme une difficile équation juridique pour les normes européennes. Alors que les experts appellent à l’instauration d’une éthique by design au cœur des systèmes d’intelligence artificielle, le monde se tourne déjà vers le métavers où cette notion vitale, semble, une fois de plus absente des discussions stratégiques.

1 Framework for the Metaverse, https://www.matthewball.vc/all/forwardtothemetaverseprimer.

2 « Metaverse may be $800 billion market, next tech platform », Bloomberg Professional Services, 1 déc. 2021p.

3 Le chinois Baidu fait un premier pas dans le métavers | Les Echos, https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/le-chinois-baidu-fait-un-premier-pas-dans-le-metavers-1375012.

4 Thomas Michaud, « Le contrôle des mondes virtuels par les entreprises, des fictions cyberpunks au roman Player One », Entreprises et histoire, 1 décembre 2019, vol. 96, no 3, p. 83 93.

5 Arwa Mahdawi, « Metaverse is just a new venue for the age-old problem of sexual harassment », The Guardian, 18 déc. 2021p.

6 美国研究所, 元宇宙与国家安全, http://mp.weixin.qq.com/s?__biz=MzAxMzQ3Mzc2Ng==&mid=2650796783&idx=1&sn=7ce7a5ce5df1154eb6342db913172331&chksm=83a95066b4ded970b460732a23f4e213bc2ff4953ddec470c2a7ac32159769c528fb4a33908e#rd.

7

8 UE: Vestager veut analyser le métaverse avant de prendre des mesures, https://www.challenges.fr/high-tech/ue-vestager-veut-analyser-le-metaverse-avant-de-prendre-des-mesures_799863 , 8 février 2022.