L’Europe face à la pénurie des semi-conducteurs : enjeu de compétitivité et de résilience globale

Des smartphones aux voitures, en passant par les applications et infrastructures critiques pour les soins de santé, l’énergie, les communications et l’automatisation industrielle, les puces électroniques sont au cœur de l’économie numérique moderne. L’an dernier, les semi-conducteurs ont représenté un marché mondial de près de 600 milliards d’euros, selon le cabinet de conseil Yole Développement.

Alors que la pénurie des composants électroniques soulève des inquiétudes depuis plusieurs années dans certains secteurs, la Commission européenne entend mobiliser 43 milliards d’euros pour limiter les effets dévastateurs d’une crise annoncée.

Par Mélanie Bénard-Crozat

Les entreprises de l’UE fabriquent de nombreux types de produits de haute technologie, dont les puces sont des composants essentiels. Mais la dépendance envers un nombre très concentré d’acteurs, situés principalement en Asie, pèse lourdement sur la souveraineté et la résilience du Vieux continent.

Entre forces et faiblesses

Malgré de nombreux atouts, parmi lesquels une activité intense de R&D, des organismes de recherche et de technologie de premier plan au niveau mondial et de nombreux instituts de recherche et universités d’excellence, la part de marché totale de l’Europe sur le marché mondial de la production de semi-conducteurs est inférieure à 10 %. L’Europe dépend ainsi fortement des fournisseurs des pays tiers. « Une dépendance qui n’est pas sans conséquence. La pénurie de semi-conducteurs freine l’industrie, à l’image du secteur automobile depuis près de 3 ans, qui a vu nombre de fermetures d’usines et la production diminuer d’un tiers en 2021 dans certains États membres. Près de 210 milliards de dollars de pertes seraient déjà annoncées. » témoigne Jean-Noël Georges, Chief Strategy Officer de la société PONE Biometrics.

Loin d’être un secteur isolé, les dispositifs de soins de santé ont été aussi largement touchés. Au-delà des grands groupes très médiatiques, les PME européennes sont nombreuses à être prises en otage. « Nous avons aujourd’hui près de 52 semaines de délai pour recevoir des puces électroniques. Nous parlons d’un an également pour les microcontrôleurs 32-bits en circuits intégrés. Pour les sensors biométriques, 6 mois sont pour le moment annoncés. Lorsque vous êtes une PME innovante, dans le domaine de la biométrie, c’est tout simplement catastrophique ! » déclare Jean-Noël Georges. Et face aux achats massifs des géants internationaux, les PME ne font définitivement pas le poids…

Au-delà de la production, les PME européennes s’alarment sur l’impact de cette dépendance et de cette pénurie sur la R&D : « Notre R&D est notre atout maître. Désormais la situation commence à pénaliser notre démarche à la racine même de l’innovation. Il faut agir, et vite car en dépend indiscutablement notre compétitivité mais aussi notre souveraineté européenne. » ajoute Jean-Noël Georges.

43 milliards d’euros

La Commission européenne vient ainsi de proposer, début février, de débloquer 43 milliards d’euros en faveur de l’industrie des semi-conducteurs pour réduire cette dépendance et garantir la sécurité d’approvisionnement, la résilience et la souveraineté technologique de l’UE. « Nous nous sommes fixé l’objectif d’avoir 20% du marché mondial des puces électroniques en 2030 » déclare la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, soit un doublement de ses parts de marché actuelles.

Secteur stratégique pour l’avenir, l’industrie des puces électroniques voit de nouveaux marchés émerger tels que les véhicules hautement automatisés, le cloud, l’internet des objets, la connectivité (5G/6G), l’espace/la défense, les capacités de calcul et les supercalculateurs. « Le paquet législatif sur les semi-conducteurs changera la donne pour la compétitivité mondiale du marché unique européen. (…) A moyen terme, il contribuera à faire de l’Europe un leader industriel dans cette branche stratégique. » ajoute Ursula von der Leyen.

Le projet de règlement, qui devra encore être adopté par les pays membres et le Parlement européen, prévoit 11 milliards d’euros d’investissements publics de l’Union et des Etats membres jusqu’en 2030. Des investissements privés considérables sont également espérés. Un nouveau fonds « semi-conducteurs » de l’UE soutiendra les fonds propres des start-up et des entreprises en expansion du secteur à hauteur de 2 milliards d’euros.

L’initiative « Semi-conducteurs pour l’Europe » garantira donc le déploiement, dans toute l’Europe, d’outils de conception de semi-conducteurs avancés, de lignes pilotes pour le prototypage de la nouvelle génération de puces électronique et d’installations d’essai pour des applications innovantes de la technologie la plus récente en matière de puces électroniques. Elle permettra aussi de développer des capacités de technologie et d’ingénierie avancées dans le domaine des puces quantiques.

Le programme pour une Europe numérique soutiendra pour sa part, le renforcement des capacités numériques dans des domaines clés où la technologie des semi-conducteurs sous-tend les gains de performance, notamment le calcul à haute performance, l’intelligence artificielle et la cybersécurité. « Sans puces électroniques, pas de transition numérique, pas de transition écologique, pas d’avance technologique. Garantir l’approvisionnement en puces électroniques les plus avancées est devenu une priorité économique et géopolitique. »déclare Thierry Breton, commissaire au marché intérieur.

Les entreprises s’adaptent

Sans attendre la mise en application du règlement de la Commission européenne, les entreprises s’adaptent. « Nous travaillons sur le design de nos produits pour compenser le manque de silicium et de puces. Cela impact notre hardware et notre software, mais nous trouvons des solutions avec nos ingénieurs. » témoigne Jean-Noël Georges et d’ajouter « Notre réseau de partenaires est aussi essentiel en cette période. Ensemble, nous avons trouvé des solutions alternatives et nombre d’entre eux acceptent de nous vendre de petites quantités. »

Mais cela ne pourra pas durer éternellement. « Nous espérons un retour à la normale, pour nos besoins, d’ici à fin 2022. » Pat Gelsinger, PDG d’Intel, estime être en capacité, lui, de répondre à la demande en 2023, au plus tôt, selon ses déclarations au Washington Post.

Attirer les investissements et les talents

« Avec le paquet législatif sur les semi-conducteurs, nous mettons l’accent sur les investissements et la stratégie. » poursuit Ursula von der Leyen. 30 milliards d’euros d’aides publiques des Etats membres seront alloués à des industriels du secteur par Bruxelles pour permettre l’implantation d’usines de très grande taille.

« Un des principaux défis pour le secteur est d’attirer et de retenir les talents hautement qualifiés. » ajoute la Commission. Le secteur de la microélectronique en Europe représente 455 000 emplois hautement qualifiés directs en 2018. L’initiative « Puces électroniques pour l’Europe » soutiendra de fait les initiatives en matière d’éducation, de formation, de qualification et de reconversion.

Face aux USA et à la Chine

Mais ce plan, aussi ambitieux soit-il, doit rivaliser avec les moyens colossaux déployés aux Etats-Unis ou en Asie. Les Etats-Unis ont d’ores et déjà investi plus de 200 milliards de dollars. La Chambre des représentants a adopté un projet de loi qui prévoit 52 milliards de dollars (45 milliards d’euros) pour relocaliser la fabrication de puces électroniques. Intel annonçait pour sa part un investissement de 20 milliards de dollars pour la construction de deux nouvelles usines aux États-Unis.

En Asie, la Chine a investi près de 200 milliards de dollars elle aussi, soit près de 5 fois plus que le plan européen… Le groupe taïwanais TSMC déclarait en 2021 un investissement de 36 milliards d’euros pour la seule année 2022 et de 100 milliards de dollars sur 3 ans pour accroître sa capacité de production. Difficile en l’état, de rivaliser…

Répondre à la pénurie actuelle de puces électroniques ne sera donc pas aisé tant elle est « un problème systématique sans solution rapide» souligne la Commission européenne. Mais celle-ci espère tout de même grâce à son paquet législatif « renforcer la compétitivité et la résilience de l’Europe et contribuer à la réalisation des transitions numérique et écologique. »

La proposition de règlement doit maintenant être soumise au Parlement européen et au Conseil. Si un accord est attendu dans les meilleurs délais, la crise sécuritaire qui secoue l’Europe devrait ralentir considérablement le processus engagé. Dans tous les cas, un retour à la normale n’est pas attendu avant 2023…