Le renforcement de l’axe Alger-Tunis dans un Maghreb divisé – V3

Algiers, Algeria - March 08 2019 : 2nd Friday of protest in Algeria corresponding to the women day. The protesters demand the withdrawal of the current president Abdelaziz Bouteflika

Le 16 décembre 2021, la déclaration de Carthage entre l’Algérie et la Tunisie a lancé un signal diplomatique fort. Les deux pays « frères » se rapprochent avec un accord concernant 27 secteurs allant de l’économie à la culture en passant par la religion. Cette alliance représente-t-elle une aubaine pour sortir du marasme économique et social ? Change-t-elle la donne dans les jeux de pouvoirs au sein du monde arabe ?

Par Andréas Ley

« Travail, pain, liberté et dignité »

La crise sanitaire a fortement aggravé les anémies sociales et politiques déjà présentes au Maghreb. Le chômage est un fléau touchant 12% de la population régionale, notamment les jeunes entre 15 et 24 ans, ce qui les pousse à partir à l’étranger. Les traversées de la Méditerranée vers l’Europe augmentent de 59% ce qui représente plus de 61 000 personnes et 1140 morts selon Frontex1. En Algérie, le PIB diminue de 5,2% en 2020, les exportations sont en chute libre et la baisse du prix du baril de pétrole a forcé l’Etat à couper les aides sociales. Les confinements mondiaux furent désastreux pour l’économie tunisienne, dont la rente touristique représente 14% du PIB. Entre 2010 et 2020, la dette publique tunisienne grimpe de 39,2% à 87,6% ce qui pousse le pays à attendre la validation d’un prêt de plusieurs dizaines de milliards auprès du FMI en mars prochain. L’extrême pauvreté touche désormais 800 000 Tunisiens2 tandis que les pénuries alimentaires gonflent les marchés noirs. Cette situation ravive le slogan « Travail, pain, liberté et dignité » scandé lors de la révolution du jasmin entre 2010 et 2011. . Le 20 septembre dernier à Sidi Bouzid, ville symbole où s’immola par le feu le vendeur ambulant Mohammed Bouazizi, le président tunisien Kais Saïed demanda « Avez-vous besoin d’un gouvernement pour répondre à votre volonté ? Ou besoin de voleurs pour piller le pays ? […] Comment est-ce possible qu’un coup d’Etat soit mené en se basant sur la Constitution et ses textes ? A quelle école sont allés ceux-là ? »3. Cette déclaration fait suite aux accusations de coup d’Etat dues à la suspension des activités parlementaires par le Président, entamée le 25 juillet et prolongée sine die entre en août 2021. La prise des pleins-pouvoirs constitutionnels laisse entrevoir une dérive vers un régime présidentiel, voire autocratique. « En Algérie, le gouvernement a repris le contrôle sur la société, en fermant les frontières et en désactivant le mouvement Hirak. Les nouvelles autorités ont pu s’installer, mettre en œuvre une révision de la Constitution [en novembre 2020] et poursuivre les sanctions contre les corrompus du régime précédent. La crise sanitaire fut une bénédiction pour les autorités algériennes pour des raisons intérieures » assure Pierre Vermeren, auteur de Maghreb : la démocratie impossible ?, historien spécialiste du Maghreb contemporain.

Lhéritage de la solidarité arabe

Dans un contexte de crises larvées, la déclaration de Carthage sanctionne alors 27 accords de coopération sur l’ensemble des secteurs de l’éducation, de la religion, de l’énergie, du développement économique et industriel pour renforcer le « cadre juridique à travers la signature d’un nombre important d’accords, à même d’élargir et de consolider les domaines de coopération et de partenariat ».4 « Depuis la révolution, les autorités algériennes se sont montrées proches du régime tunisien quand celui-ci fut très contesté dans le monde arabe. Le gouvernement algérien a joué un rôle de protecteur, notamment d’un point de vue sécuritaire, afin de stabiliser la frontière entre les deux pays. Les dirigeants algériens et tunisiens successifs ont su faire front commun dans la lutte contre le djihadisme, la résolution du conflit libyen et face aux monarchies arabes. Ils sont les héritiers du nationalisme arabe, d’inspiration socialiste et soutiens de longue date à la cause palestinienne. Leurs opinions publiques ont majoritairement soutenu Bachar el-Assad pendant la guerre civile syrienne à l’inverse de celles des monarchies du Golfe. Même si elles sont par essence asymétriques, ces réunions bilatérales attestent d’une forme de loyauté et de solidarité de longue haleine pour faire face aux crises internes comme régionales » soulève l’historien français. Au plus fort de la pandémie, l’Algérie accorde un prêt de 300 millions de dollars à la Tunisie dès le 9 décembre pour lui permettre de renflouer les caisses publiques. Les échanges commerciaux entre les deux voisins s’élèvent à 1,2 milliard de dollars. Et alors qu’Alger menace d’abandonner l’oléoduc passant par le Maroc, un droit de passage est accordé à la Tunisie sur le réseau Transmed, ce qui représente une économie de plus de 173 millions de dollars5.

L’axe des deux « pays frères »

« Larrêt de la Libye fragilise considérablement la Tunisie. Son retour à la prospérité dépend directement des pétrodollars libyens, du tourisme et de son marché du travail qui permet aux tunisiens d’obtenir de meilleurs salaires. L’axe Alger-Tunis pourrait être important si il y un redémarrage de la vie économique et politique en Libye. Le Maghreb est affaibli et subit des ingérences extérieures, notamment de la part de la Turquie, ce qui encourage ces membres à œuvrer à la reconstruction de la Libye, véritable point noir de l’Afrique du Nord » souligne Pierre Vermeren. Les conflits internes algériens et tunisiens sont hautement inflammables tandis que la région demeure particulièrement instable. Le président Tebboune est en quête de légitimité malgré son élection au premier tour avec 58% des suffrages exprimés. Autoproclamé candidat du peuple, c’est pourtant l’abstention qui en ressort grande gagnante avec 60% des votants. Le président tunisien n’a quant à lui pas tenu ses promesses de réformes. Avec le gel du Parlement, le mouvement Ennahda se trouve diminué, ce qui provoque de nombreuses réactions dans le monde arabe. Turquie et Qatar s’y opposent frontalement tandis que l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis peuvent devenir de potentiels soutiens financiers. Néanmoins, rien n’est moins sûr. Ces alliances pourraient engendrer la réduction des aides tunisiennes provenant des Etats-Unis et de l’UE. « L’association des monarchies du Golfe avec Israël et les Etats-Unis, rejoint récemment par le Maroc, alimente un axe Alger – Tunis – Damas. Ces trois anciennes républiques arabes ont été grandement impactées par les révoltes, vues comme une victoire de leur adversaires, et par les effondrements successifs de l’Irak, de la Libye, de l’Egypte et du Yémen. Un axe anti-impérialiste qui s’oppose aux régimes alignés sur l’Occident, au nom de la solidarité des peuples arabes. Nous sommes donc face à la reconstruction d’un front uni devant les hostilités des monarchies du Golfe, des Occidentaux et des Turcs. Allié au Qatar, ces derniers sont accusés de diriger les Frères musulmans et apparaissent comme des vecteurs de déstabilisations. Les bourgeoisies nationalistes arabes calomnient les monarchies du Golfe d’avoir fracassé le monde arabe en soutenant les guerres civiles. Nous revenons paradoxalement vers une logique d’alliance issue de la Guerre froide, où les Etats-Unis épaulent les monarchies du Golfe et l’Islam politique tandis que la Russie soutient les nationalismes arabes » conclut l’historien de l’Université Paris I.

La promesse d’un axe Alger-Tunis fort manifeste une volonté politique d’union face aux crises sanitaires et politiques de la région. Pourtant, les inquiétudes demeurent quant au retour à la normalité en Libye et les risques d’ingérences étrangères au Maghreb si la Tunisie venait à sombrer à son tour…

1 Benoît Delmas, Et si le Maghreb vacillait…, https://www.lepoint.fr/monde/et-si-le-maghreb-vacillait-12-08-2021-2438648_24.php , 12 août 2021.

2 Maghreb : le grand chambardement – Le Point, https://www.lepoint.fr/afrique/maghreb-le-grand-chambardement-19-12-2021-2457481_3826.php.

3 Hamza Marzouk, Kaïs Saïed : « Les mesures exceptionnelles vont se poursuivre », https://www.leconomistemaghrebin.com/2021/09/20/kais-saied-effectue-visite-inopinee-sidi-bouzid/ , 20 septembre 2021.

4 L’Algérie et la Tunisie signent 27 accords de coopération, https://www.tsa-algerie.com/lalgerie-et-la-tunisie-signent-27-accords-de-cooperation/ , 16 décembre 2021.

5 Le Point Afrique, L’Algérie vole au secours de l’économie tunisienne, https://www.lepoint.fr/afrique/l-algerie-vole-au-secours-de-l-economie-tunisienne-15-12-2021-2457043_3826.php , 15 décembre 2021, (consulté le 13 janvier 2022).