Au Yémen, escalade d’un conflit enlisé

Taiz _ Yemen _ 21 Feb 2017 :

Ces dernières semaines, la communauté internationale assiste, impuissante, à l’escalade du conflit au Yémen. Tandis que celle-ci accentue le double péril humanitaire et alimentaire, une sortie de crise est-elle envisageable ?

Par Corentin Dionet

Attaque : Cela fait maintenant plusieurs mois que les rebelles Houthis tentent de prendre la ville de Marib, le dernier bastion de la coalition loyaliste menée par l’Arabie Saoudite, dans le nord du pays. Celle-ci a une importance stratégique mais aussi économique, du fait de la présence de champs pétroliers, d’une centrale électrique et de raffineries sur place. Face à l’avancée des Houthis, les Emirats arabes unis (EAU) se sont réengagés militairement, déplaçant leurs supplétifs de la région d’Hodeïda – abandonnée aux rebelles – vers Marib. La réaction des Houthis ne s’est pas fait attendre. Lançant des attaques de drones et des missiles balistiques sur les territoires de l’Arabie Saoudite et des EAU, ils auraient ainsi causé la mort de trois personnes, en blessant six autres, à Abu Dhabi, le 17 janvier dernier.

Un engrenage infernal

« C’est une escalade du conflit pour plusieurs raisons. Si les Houthis ont tiré, cela signifie quils ont renforcé leur arsenal avec de larmement non-conventionnel, de longue distance – 1 500 à 2 000 kilomètres de portée – probablement des modèles ou imitations iraniens, ce qui pose une vraie une menace à la sécurité régionale. Le fait que cette attaque soit officiellement reconnue par les EAU est nouveau. Cela a conduit à une escalade sur le territoire yéménite, avec des frappes et des bombardements aériens meurtriers de la coalition à Sanaa et Sa’dah. » souligne Anne Gadel,ex-attachée économique à l’Ambassade de France au Qatar et analyste géopolitique des pays du Golfe. Ces multiples frappes ont eu pour conséquence d’isoler le pays, en touchant les câbles de liaisoninternet reliant le Yémen au reste du monde.

« Les Houthis ont profité des dissensions internes – voire des conflits – dans la coalition pour prendre le contrôle de nombreux territoires » témoigne Quentin Müller, reporter indépendant spécialiste de la péninsule arabique s’étant rendu au Yémen fin 2021. Selon Anne Gadel, « L’Arabie Saoudite souhaite à tout prix éviter la formation d’un proto-état houthi à sa frontière sud, qui lui serait une entité hostile ». Mais pour les Emirats arabes unis, l’objectif est différent : « Il est de nature géostratégique. Les EAU veulent renforcer leur emprise politique au Yémen pour sassurer une profondeur stratégique et un accès privilégié au Golfe d’Aden et au détroit de Bab-el-Mandeb, vers la Mer Rouge. Cela fait partie de leur stratégie portuaire. » Chaque acteur de la coalition soutient ainsi une entité différente dans les différents gouvernorats yéménites, poursuivant son propre agenda. Une multitude d’intérêts s’entrechoque au Yémen. Ajoutée à la récente escalade du conflit, cela ne fait qu’accentuer la crise humanitaire.

La crise alimentaire saggrave

Les frappes aériennes de la coalition ont forcé la fermeture de l’aéroport de Sanaa, qui accueillait auparavant les vols transportant l’aide humanitaire à la population yéménite. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a d’ores et déjà indiqué qu’il était forcé de réduire l’aide alimentaire apportée au Yémen, étant à court de fonds. « A partir de janvier, huit millions de personnes recevront une ration alimentaire réduite, tandis que cinq millions de personnes risquant de sombrer immédiatement dans la famine continueront à recevoir une ration complète »1 déclare-t-il.

Quentin Müller confirme, après s’être rendu dans les camps de réfugiés de Marib : « Il ny a pas de famine mais il y a de la malnutrition. Les gens ne mangent pas à leur faim. Ils vivent de la mendicité, de lentraide et de la solidarité. Le Yémen est un Etat failli. Il ny a pas d’école, pas de ressources. Le pays compte 4,5 millions de personnes handicapées, soit 15% de la population et 2 millions denfants déscolarisés. »

Malgré cela, le reporter exhorte à ne pas voir le pays comme dévasté et sans solution : « Il y a des points lumineux au Yémen. La population a de lespoir et la société civile multiplie les initiatives,se mobilise contre la cruauté des Houthis et lengagement militaire des pays du Golfe. Beaucoup espèrent une résolution pacifique du conflit, Marib est passée de 400000 habitants à 2,8 millions. Les infrastructures sont donc dépassées. Mais il y a une immense solidarité. La population locale accueille les réfugiés, leurs savoir-faire, leurs différences culturelles, arguant quils ont permis de développer la ville ».

Vers une partition du Yémen ?

La multitude de conflits, l’enchevêtrement des intérêts et l’atomisation des acteurs locaux rendent toute initiative de résolution du conflit extrêmement complexe. Pour Anne Gadel, « le processus onusien n’est malheureusement pas adapté à la réalité du terrain. Il est irréaliste douvrir des négociations lorsquon est dans lincapacité de satisfaire les prérequis fermes des deux camps. Les Houthis souhaitent la levée du blocus terrestre, maritime et aérien sur leurs positions, notamment Hodeïda. La coalition exige un cessez-le-feu complet sur le territoire yéménite. Cest absolument impossible. Il faut chercher et trouver des solutions partielles et locales ». C’est également ce que prône Quentin Müller, selon qui : « Les chefs de tribus doivent être des acteurs fondamentaux de la paix. Ils ont une culture du dialogue et de la désescalade et parviennent à négocier avec les Houthis ».

Mais ces derniers se montrent inflexibles face à la coalition, se considérant en position de force sur le terrain. Quentin Müller constate : « Les Houthis sont imprévisibles, ils n’obéissent à personne, pas même à Téhéran. La guerre va senliser et durer. La partition du Yémen est inévitable. Cest lambition des Houthis et le gouvernement est trop faible pour exiger quoi que ce soit. Il est dans une position intenable. » Et d’ajouter : « Beaucoup dentités se sont réveillées, avec des identités et des dynamiques différentes, antérieures au protectorat britannique. » En réalité, cette partition, qui pourrait reprendre les frontières entre l’ancien Yémen du Nord et l’ancien Yémen du Sud, semble déjà effective lorsque l’on observe les lignes de fronts entre Houthis et coalition. « La guerre a renforcé des divisions très anciennes » confirme Anne Gadel.

La route menant à une résolution du conflit yéménite est encore longue et semée d’embûches. Celle-ci pourrait passer par l’intervention d’un pays médiateur de la péninsule arabique. Quentin Müller dévoile : « Oman est le seul pays qui met Houthis et Arabie saoudite à la même table. Cest la pierre angulaire des négociations et dune hypothétique paix. » Anne Gadel abonde : « Il faut mettre tous les acteurs autour de la table. Pourquoi ne pas profiter des canaux de discussion et du processus de déconfliction Iran-Arabie Saoudite pour parler du Yémen et du soutien iranien aux rebelles ? »

La France pourrait, elle aussi, tenter de porter la paix au Yémen. Cependant, le récent voyage d’Emmanuel Macron dans la péninsule arabique a démontré que ce n’était pas une priorité. Paris continue de soutenir ses alliés, en témoigne les récentes déclarations de Jean-Yves Le Drian aux EAU, condamnant les attaques Houthis. « Nous sommes dans une situation inconfortable au Yémen, puisque des enquêtes ont révélé quune partie des armes que nous vendons à nos partenaires du Golfe se retrouvent potentiellement sur le terrain yéménite » appuie Anne Gadel.

Il semblerait donc qu’Emmanuel Macron continuera de faire profil bas sur le conflit au Yémen jusqu’à la fin de son mandat. Ses opposants Valérie Pécresse et Jean-Luc Mélenchon ont appelé le gouvernement à stopper les exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite durant le quinquennat. Marine Le Pen et Eric Zemmour, eux, n’ont pas encore donné leurs positions quant au sujet. La posture de la France pourrait être amenée à évoluer selon l’issue de l’élection présidentielle d’avril prochain.

1 Organisation des Nations Unies, (2021), « Yémen : le PAM contraint de réduire l’aide alimentaire faute de fonds nécessaires »