TikTok à la conquête de l’Ouest

En février dernier et pour la première fois, Meta, la maison-mère de Facebook et Instagram annonçait perdre des utilisateurs. En cause : la croissance exponentielle de la popularité de TikTok que les autorités chinoises exploitent de diverses manières. Leur cible ? Notre jeunesse.

Par Alexandre Guichard

« Séduire et subjuguer » puis « infiltrer et contraindre »1, voici les qualificatifs utilisés par l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM) pour décrypter les opérations d’influence chinoises. L’un des outils de cette stratégie, c’est l’application TikTok, la version destinée aux marchés étrangers de la plateforme domestique nommée Douyin. Emmanuel Lincot, professeur à l’Institut Catholique de Paris, spécialiste de la Chine et chercheur associé à l’Iris dévoile : « La matrice originelle est la même : Bytedance. Tiktok cible un public jeune, de 15 à 25 ans. Sur Douyin, il ne peut y avoir aucun contenu subversif. Cest une manière intelligente de canaliser les réseaux dinformation ».

Sous l’œil du Parti

Les liens entre la maison mère Bytedance et le gouvernement Xi Jinping sont très étroits. Douyin reçoit quotidiennement des consignes de modération venues du Parti communiste chinois (PCC), les autorités cherchant à contrôler puis instrumentaliser la plateforme afin de promouvoir certains contenus jugés favorables et vertueux. Elle fut notamment utilisée pour vanter l’efficacité du PCC contre le coronavirus, critiquer celle des Etats-Unis et promouvoir le discours officiel à propos des manifestations de Hong Kong.

Douyin et Tiktok sont toutes deux des instruments du PCC et participent à l’émergence du techno-autoritarisme chinois. Pour Emmanuel Lincot : « On peut qualifier le régime chinois de cybercrature. Les caractéristiques dun Etat totalitaire, comme la confusion entre lEtat et le Parti, sont associées à des technostructures mobilisant lintelligence artificielle ou les algorithmes ». Et de poursuivre : « TikTok ne montre pas le vrai visage de la Chine, mais linterdire, cest peine perdue car on ne voit pas aisément le loup. Il y a une volonté de créer de la dissension et de la division, en cassant des solidarités. Surtout, TikTok permet d’édulcorer et de lisser le discours chinois, qui est en réalité extrêmement radical ».

Les objectifs poursuivis par les deux plateformes sont différents. Comme l’indique Samantha Hoffman : « TikTok est un bon exemple dune application apparemment bénigne qui peut donner au PCC beaucoup de données utiles [pouvant] être utilisées pour comprendre comment les gens sont influencés et comment ils pensent »2. En clair, c’est une porte ouverte béante dans l’esprit des jeunes générations occidentales.

TikTok : cheval de Troie ?

Mais ce n’est pas tout, l’application est également le fer de lance d’une politique chinoise de conquête et de remise en cause de la domination étasunienne sur le marché des réseaux sociaux, incarnée par Meta. Cela n’est pas passé inaperçu, en témoignent la volonté chez Donald Trump d’interdire la plateforme en 2020 tout comme son bannissement du marché indien. Emmanuel Lincot décrypte : « Lun des risques de TikTok, pointé du doigt dabord par les Américains, cest que son ingénierie lui permette à tout moment de se transformer en cheval de Troie pouvant accéder aux données sensibles dautrui. Lassociation de cette application à des moyens de surveillance est extrêmement dangereuse. Cest pourquoi des pays tels que lInde ont interdit la pénétration de TikTok sur leur marché ».

Ayant compris que la thématique de l’hébergement des données était un sujet majeur pour l’Occident, mais aussi l’Inde, Bytedance s’est adapté, choisissant de stocker les données américaines sur le sol étasunien. Si l’entreprise nie partager les données de ses utilisateurs avec le PCC, l’opacité régnant autour de la constitution et du fonctionnement de son algorithme n’inspirent pas la confiance. Une enquête3 menée par le Wall Street Journal a illustré comment l’algorithme pousse l’effet bulle de filtre à son paroxysme. Cela associe un appauvrissement de la diversité des contenus à une volonté de forcer l’addiction plutôt que d’agir dans le meilleur intérêt de l’utilisateur. En quelques dizaines de minutes, un profil est cerné et associé à une « niche de contenus ». Cela représente un danger pour tous les publics, notamment les plus influençables, car l’application peut entraîner une spirale négative. A cela s’ajoute un plus ample péril : celui de la manipulation de masse. En poussant des contenus récréatifs sans réelle valeur éducative, la plateforme pourrait aliéner une partie de la jeunesse occidentale comme semble le penser une partie des élites conservatrices américaines4.

Vers une guerre culturelle ?

Il existe un contraste saisissant dans la manière dont est régulée l’accès à l’application selon les pays. La jeunesse chinoise n’a droit qu’à 40 minutes d’accès quotidien à la plateforme Douyin, et le service leur sera bloqué à partir de 22 heures et jusqu’à 6 heures du matin. Bytedance a modifié sa politique en matière de contenus, expliquant dans un communiqué : « Sur Douyin, lalgorithme proposera désormais des expériences de vulgarisation scientifique, des visites de musées, la découverte des paysages du pays, des vidéos pédagogiques sur l’histoire… nous espérons que ces contenus pourront éveiller l’intérêt des enfants et qu’ils y apprendront des choses »5. Et de poursuivre : « Oui, nous devenons plus stricts avec les adolescents. Mais nous allons travailler plus dur pour fournir un contenu de haute qualité afin que les jeunes puissent apprendre et découvrir le monde sur Douyin »6.

Rien n’indique que ces changements prendront également place sur TikTok. Une partie des conservateurs américains dénonce largement les méthodes de la plateforme, jugeant que les tendances qui y émergent ne sont pas conformes à leurs mœurs. Comme l’a indiqué le Washington Post, lobbying et convictions se mêlent puisque le groupe Meta a financé des firmes républicaines pour lancer une campagne anti-TikTok7. Pour autant, la thèse selon laquelle la Chine tenterait subtilement d’aliéner les jeunesses occidentales est-elle si invraisemblable ? Emmanuel Lincot y souscrit pleinement. « Sans être un républicain américain, je pense que cest le but : intoxiquer les jeunesses occidentales par un usage pervers de moyens ludiques. Le contraste entre, dun côté, les mesures coercitives prises par Xi Jinping quant à la consultation de Douyin par la jeunesse chinoise et, de lautre, la permissivité occidentale, est frappant. Jy vois une forme de guerre de lopium à rebours. On est dans une logique de revanche, mais également de révolution conservatrice. » Le Parti entend instrumentaliser ces nouvelles technologies pour en « conserver les avantages et en faire le meilleur usage sur le plan domestique, tout en cherchant à aggraver ses inconvénients pour pervertir lOccident » conclut le chercheur. Des avantages que la Chine semble avoir identifié dans les domaines du métavers ou de l’intelligence artificielle, au sein desquels Pékin cherche chaque jour à étendre son influence, esquissant une corrélation claire avec les objectifs poursuivis par les nouvelles routes de la soie.

1 P. Charon et J.-B. Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Paris, ministère des Armées, 2e édition, octobre 2021.

2 Samantha Hoffman, in Rohan Thomson, « How China surveils the world », MIT Technology Review, 19 août 2020.

3 « Inside TikTok’s Algorithm: A WSJ Video Investigation », le 21 juillet 2021, Wall Street Journal.

4 Jashinsky Emily, « Beijing-Based ByteDance Knows TikTok Is A Cultural Weapon », The Federalist, le 4 février 2022

5 Woitier Chloé, « Les ados chinois n’ont plus droit qu’à 40 minutes de TikTok par jour », Le Figaro, le 20 septembre 2021.

6 Idem

7 Lorenz, Taylor et Harwell, Drew : « Facebook paid GOP firm to malign TikTok », Washington Post, le 30 mars 2022.