L’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes a marqué le point de départ d’un conflit multispectral, dont la lutte informationnelle est un champ prépondérant. L’open-source intelligence (OSINT) est l’un des outils majeurs de cette guerre. Pour autant et s’il a une histoire pluri-décennale, l’OSINT est un concept en construction. Entre nouveau champ journalistique et outil de l’intelligence stratégique, l’équilibre est précaire et les visions, polysémiques.
Par Alexandre Guichard
La création du concept d’open-source intelligence remonte à la Seconde Guerre mondiale. Une notion portée par les Etats-Unis qui lancèrent une agence de renseignement dont une partie des employés avait pour mission de lire tous les journaux des pays occupés par les nazis afin d’y glaner des informations.
Un concept « dévoyé »
Journalistes, activistes, services de renseignements ou entreprises spécialisées, les acteurs de l’OSINT sont aujourd’hui multiples. Selon Matthieu Bonnery, directeur des opérations chez Wintellis : « La notion d’OSINT est dévoyée dans l’espace public car elle est dépourvue d’une méthodologie objective. Les communautés faisant de l’OSINT sont souvent idéalistes, régulièrement militantes et politisées, cherchant à confirmer leurs biais plutôt qu’à s’en défaire. L’OSIF (open-source information) est une notion plus conforme à l’action de certains acteurs évoluant dans le domaine de l’information, non du renseignement. Et ce dernier requiert une analyse fine de l’information récoltée. » C’est une science. Elle fonctionne selon un cycle établi et bicéphale, divisé entre le temps de la collecte d’informations, couplée à son analyse, suivie de son utilisation à des fins opérationnelles.
Asia Balluffier, membre de la cellule OSINT du journal Le Monde partage, pour partie, ce constat, reconnaissant une différence dans « l’ampleur de l’analyse effectuée » tout en établissant une distinction majeure dans la pratique journalistique : « Nous [Le Monde] cherchons à révéler de nouvelles informations grâce à l’OSINT, en collectant puis en assemblant les pièces du puzzle. » Et d’ajouter : « La vérification d’informations déjà publicisées par diverses sources, journalistiques ou non, c’est utile, mais ce n’est pas ce que l’on cherche à faire ».
De multiples usages
L’OSINT existe sous des formes diverses et très vite, les différentes sphères peuvent être brouillées. Ce fut notamment le cas lorsque les équipes du journal d’investigation en ligne Reflets, ont découvert, au début de la guerre opposant la Russie à l’Ukraine, que les caméras de surveillance de la ville de Kiev et les dash-cam de ses officiers de police étaient accessibles en sources ouvertes et, donc, pouvaient devenir des sources d’informations valeureuses pour les troupes russes aux portes de la ville. Elles l’ont indiqué à l’Ambassade de France en Ukraine et les autorités ont prestement rectifié le tir puisque les flux vidéo furent coupés quelques heures après le signalement. Autre exemple, lors des « premiers jours de la guerre en Ukraine, la position de soldats russes a été dévoilée grâce aux communications de ces derniers établies avec des femmes ukrainiennes via l’application de rencontre Tinder, dont l’utilisation est basée sur la géolocalisation »1.
Aussi, Franck de Cloquement, membre du comité stratégique de Wintellis, appelle à « s’éloigner du fétichisme de l’outil miracle ». Ce qui compte en matière d’OSINT, c’est le niveau de compétence et de savoir-faire de nos spécialistes. Et d’ajouter : « L’OSINT demeure un outil de l’intelligence stratégique et de l’aide à la prise de décision pour des acteurs comme Wintellis, pas une fin en soi. Sur le plan entrepreneurial, par exemple, il s’agit d’un outil essentiel pour la pénétration des marchés et l’identification des interlocuteurs. » Mais ce n’est pas tout. Le concept de due diligence by OSINT pourrait s’avérer très utile dans le domaine du profilage.
L’open-source intelligence sert également dans le champ opérationnel, notamment dans le processus de cotation du renseignement, en offrant la possibilité de jauger la fiabilité d’une source ou d’une information. Selon Matthieu Bonnery : « Il existe une réelle possibilité d’interférence et d’instrumentalisation dans les milieux de l’OSINT. Il est possible d’établir un lien de proximité entre certains acteurs majeurs et des services de renseignement ».
Vers une montée en compétences ?
Par l’affluence d’intérêts et de profils divergents constituant son corps, le champ de l’open-source intelligence est un monde à construire. Ne possédant ni méthodologie, ni filière et en l’absence de business-model prédéterminé, cette discipline est vouée à évoluer en même temps qu’elle se professionnalise.
Sur le plan informationnel, cette transformation a déjà débuté. A l’instar du fact-checking il y a quelques années, l’OSINT est devenu depuis peu un nouveau format journalistique. Asia Balluffier s’en félicite : « De nombreux médias se sont lancés. Le phénomène prend de l’ampleur, notamment en école de journalisme où les étudiants se lancent dans des enquêtes en OSINT pour leurs projets de fin d’études ». Et de poursuivre : « L’OSINT permet la diversification des métriques d’évaluation de la fiabilité des sources, accroissant ainsi la transparence. Nous devons prouver par quels moyens nous avons atteints l’information, sans pour autant mettre en danger nos sources humaines, qui sont des sources fermées ». Cela permet également de lutter contre la propagation de fake news.
Dans le champ opérationnel, on assiste à une poursuite de la montée en compétences et en puissance des différents acteurs. Des garde-fous sont mis en place pour limiter l’efficacité des recherches en sources ouvertes ciblant certains profils. Grâce au déréférencement, des informations stratégiques sont effacées afin de tromper les chercheurs. C’est peut-être là l’une des limites de l’open-source intelligence, possiblement instrumentalisée à l’insu de ses utilisateurs. « Nous avons déjà vu des profils être « nettoyés » sous nos yeux. Ces opérations de nettoyage existent même si elles demeurent rares » dévoile Franck de Cloquement qui décrit « une évolution “par le haut” du système ».
Pour tirer profit de ce champ en construction, il apparaît urgent que se dégage une doctrine française de l’open-source intelligence. Regrettant qu’il n’existe pas de « tropisme » actuel en France, Franck de Cloquement évoque un « modèle américain dans lequel il existe des postes spécialisés axés OSINT. », notamment car « le cadre légal anglo-saxon y est plus favorable que le cadre légal français. » De fait, les preuves récoltées grâce à l’open-source intelligence ont plus de poids outre-Atlantique puisque les principes de légalité de la preuve y sont plus favorables. La définition d’une méthodologie claire « partant de la collecte d’informations pour aller vers de l’analyse dans l’optique d’en tirer du renseignement, sans être guidé par une volonté de confirmer ses biais », priorité selon Matthieu Bonnery, pourrait être l’un des éléments différenciant d’une doctrine française de l’open-source intelligence attendue…
1Dorian De Schaepmeester, « Comment l’open source intelligence est devenue une arme majeure dans la guerre en Ukraine ? », Futura Sciences, le 1er mars 2022.