Vers une course aux technologies de rupture par les armées ?

Soldier in glasses of virtual reality. The concept of the future.

Si les conflits contemporains ne prennent plus la forme de batailles frontales massives, c’est parce qu’ils recouvrent désormais des espaces conflictuels multiples, à l’instar des champs cognitifs, numériques ou encore extra-atmosphériques, où les nouvelles technologies occupent une place prépondérante. Ces dernières modifient la conduite de la guerre tout comme les postulats de défense. La numérisation des champs de bataille entraine alors une nouvelle course aux technologies de rupture entre les grandes puissances, désirant s’octroyer une supériorité opérationnelle dans les conflits de demain. Quel est son impact sur les capacités militaires françaises en matière d’armements, de doctrines et de compétences ?

Par Geoffrey Comte

Quand la réalité rattrape la fiction

Depuis 2018, les Armées françaises ont entamé le virage vers l’intégration de la robotique, de la réalité virtuelle et de l’IA afin d’augmenter la connectivité des soldats sur le terrain, d’adapter leurs méthodes d’entrainement tout autant que limiter l’exposition des troupes à ces nouvelles menaces hybrides. En novembre 2021, la base aérienne de Nancy-Ochey a accueilli le robot chien SCAR – Système Complexe d’Assistance Robotisé – doté de capteurs infrarouges lui permettant de « flairer » les intrusions et ainsi se substituer au soldat pour assurer la surveillance du site. Mais, il demeure loin derrière son homologue « Spur » déjà testé par les forces nord-américaines, le premier chien mécanique équipé d’une arme légère et d’un système de vision nocturne.1 Outre-Atlantique, les Etats-Unis poursuivent leur quête du « soldat augmenté », en signant un contrat de 22 milliards de dollars avec Microsoft en échange de la vente de 12 000 casques de réalité augmentée IVAS, dont la livraison est attendue pour la fin de l’année 2022.2 Ces casques permettront d’afficher les objectifs de missions et seront dotés de capacités de vision nocturne, de capteurs thermiques à haute résolution ainsi que d’un logiciel de reconnaissance faciale et de traduction linguistique automatisée. Ce biomimétisme militaire s’étend à la fois à la robotique terrestre autant qu’aux innovations sur le corps du soldat, à l’instar des exosquelettes. D’ici 2025, ce marché représentera 3 milliards de dollars pour un nombre attendu de 2,6 millions de pièces tant civiles que militaires.3 Ces matériels réduisent considérablement le risque d’usure des soldats, éprouvés par leurs charges d’équipements, dont l’impact sur leur santé se traduit par un coût de 500 millions par an pour l’armée américaine. Depuis 2019, l’Armée de terre française teste l’exosquelette passif UPRISE du canadien Mawashi, censé diminuer de 25% la dépense énergétique de mobilité et d’augmenter de plus de 50% la capacité de charge statique et dynamique. Ultra connecté et performant, le « soldat augmenté » est désormais une priorité stratégique pour faire face aux besoins de la haute intensité du XXIe siècle.

Une nouvelle course à l’armement

D’ici 2040, les affrontements de haute intensité avec la Chine, la Russie, l’Algérie ou la Turquie pourraient devenir une réalité. La stratégie capacitaire française vise à implanter un nouveau modèle de char lourd (MGCS) en 2035, un porte-avions de dernier cri en 2038 et un nouveau Système de combat aérien futur (SCAF) en 2040. Valoriser les informations opérationnelles et le combat collaboratif est une priorité existentielle pour la France, pour lesquels l’essor de l’IA de défense sera clé. La Loi de programmation militaire 2019-2025 a donc prévu une augmentation de 100 millions d’euros par an en faveur de la recherche sur le sujet ainsi que le recrutement de 200 spécialistes d’ici 2023. L’Agence d’innovation de défense (AID) et la Direction générale de l’Armement (DGA) ont notamment lancé Astrid depuis 2020, un appel à projets de technologies quantiques de faible maturité, dans le but de maîtriser la puissance de calcul exceptionnel du quantique. «A long terme, il n’y aura plus aucun système opérationnel qui n’embarquera pas d’intelligence artificielle. Cette dernière sera donc multi-milieux et multi-champs, ouvrant notamment l’ère de la guerre cognitive. L’émergence des metavers repousse les frontières du renseignement, de la lutte contre l’influence informatique et la manipulation massive de l’information. Seule une IA sera capable d’analyser la complexité de ces univers numériques et d’en maîtriser ces risques. Deux autres technologies de rupture seront fondamentales. D’abord, le quantique qui (outre les capteurs et les communications) nous permettra de raisonner en minutes là où sont nécessaires des milliards d’années de calcul avec les ordinateurs conventionnels aujourd’hui. Puis, les nanotechnologies et notamment la spintronique qui serait à même d’implémenter des réseaux de neurones à l’échelle nanométrique au sein de cerveaux électroniques. En investissant par exemple dans les start-up du quantique Pasqal et Candela Quandela, le ministère des Armées souhaite se placer à la tête des technologies de rupture de demain pour éviter tout déclassement capacitaire » affirme Emmanuel Chiva, Directeur de l’Agence de l’innovation de défense.

Training-as-a-service

Les « war games » traditionnels ont atteint leurs limites. La démocratisation de la simulation militaire permet de répondre aux nouveaux besoins des Armées et représente un marché de niche, oscillant entre entrainement de groupes de combat dans un environnement numérique et immersion virtuelle totale pour les simulateurs de chars et aériens. En juin 2021, le consortium formé par Cybergun et Thales a signé un contrat avec la DGA en vue d’obtenir le marché SINETIC – Système d’Instruction et d’Entrainement de Tir au Combat – pour une valeur de 90 millions d’euros. Ce dispositif modernise le simulateur de tir en salle pour les armes légères d’infanterie et sera intégré sur plus de 70 sites des trois armées à partir de 2023, en métropole comme en Outre-Mer. Mais, il existe également des immersions dites « constructives » où les acteurs et l’environnement d’action sont simulés afin de permettre aux Etats-majors de mieux maîtriser leurs systèmes de commandement et de communication (C2) en temps de paix. Depuis 2015, l’Armée de terre s’est équipée du logiciel Sword de Masa Group, véritable succès d’exportation français qui sert désormais plus de 20 corps d’armées par le monde. Au travers d’un duel entre deux équipes, ce dernier modélise la circulation des ordres au sein de la hiérarchie de commandement, simule le comportement des subordonnés qui vont produire des comptes-rendus réalistes automatiquement et prend en compte une fine gamme de détails allant de la météo à la logistique des pertes.4 « Notre logiciel agit comme un stimulateur de Poste de commandement reproduisant des environnements similaires aux théâtres que sont Barkhane ou l’Ukraine et permet de réaliser des projections intérieures telles que les plans Vigipirate et Sentinelle. Grâce à son intelligence artificielle comportementale et décisionnelle, Sword réduit drastiquement le besoin de main d’œuvre nécessaire pour entrainer un Etat-major grâce à un écart technologique d’au moins 20 ans sur nos concurrents » assure Marc de Fritsch,PDG de Masa Group. En pleine croissance, le logiciel pourrait bientôt s’étendre à la Marine et l’Armée de l’air. « Si demain, nous connections un C2 avec notre simulation alimentée par des données réelles, récoltées sur le terrain d’opérations en termes de stocks par exemple, ou de renseignements sur l’ennemi, l’ordinateur serait alors capable d’accompagner la prise de décision des Etats-majors en temps réel » prolonge Marc de Fritsch.

Lignes rouges

L’essor de « soldats augmentés » ou de systèmes d’armes autonomes soulève une batterie de questions éthiques . « Ces augmentations deviennent aujourd’hui de plus en plus sophistiquées et ne se limitent plus à l’équipement : désormais c’est la barrière corporelle de l’homme qui pourrait être franchiepour accroître ses capacités physiques, cognitives ou psychologiques. » a assuré l’ancienne ministre des Armées, Florence Parly, lors de son discours au Forum Innovation Défense en décembre 2020.5 Pour réguler les abus,le Comité éthique du même ministère s’est exprimé sur le sujet en définissant des « lignes rouges infranchissables » dans le but de maîtriser les risques de déshumanisation, sans se fermer aux moyens d’obtenir une supériorité opérationnelle. Ces Rubicon éthiques concernent « toute augmentation de nature à diminuer la maîtrise de l’emploi de la force, […] toute augmentation cognitive qui porterait atteinte au libre arbitre du militaire, [et] toute pratique eugénique ou génétique ».6

Les Armées ont donc entamé leurs mues des opérations de maintien de la paix, de lutte anti-insurrectionnelle et antiterroriste pour se préparer à des conflits de haute intensité durant la prochaine décennie. L’intégration de ces technologies de rupture seront décisives pour la réussite des ambitions militaires françaises, dont les prochaines étapes sont l’exercice Orion 3 prévue l’année prochaine et la transition des véhicules de combat vers le format Scorpion. Au-delà de cette course aux armements, c’est bien la suprématie opérationnelle de la France qui se joue dès à présent.

1 Le Point.fr, États-Unis : un premier robot-chien armé d’un fusil d’assaut dévoilé, https://www.lepoint.fr/monde/etats-unis-un-premier-robot-chien-arme-d-un-fusil-d-assaut-devoile-15-10-2021-2447915_24.php , 15 octobre 2021.

2 US Army deploying HoloLens based IVAS in 2022, https://vr-expert.com/us-army-deploying-hololens-based-ivas-in-2022/ , 21 mars 2022.

3 L’exosquelette pour « réparer » l’homme ou pour « l’augmenter » ?, https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Lexosquelette-reparer-lhomme-laugmenter-2021-09-16-1201175800, (consulté le 21 avril 2022).

4 Un simulateur pour entraîner les commandants aux conflits de haute intensité, https://www.lefigaro.fr/international/un-simulateur-pour-entrainer-les-commandants-aux-conflits-de-haute-intensite-20210621.

5 Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur l’armée et l’éthique, à Paris le 4 décembre 2020., https://www.vie-publique.fr/discours/277612-florence-parly-04122020-ethique.

6 Armée française: une éthique pour des soldats surhumains, https://www.lefigaro.fr/international/armee-francaise-une-ethique-pour-des-soldats-surhumains-20201204 , 4 décembre 2020.