« Au rythme actuel des pertes russes estimées, l’armée de Terre française n’aurait plus aucun équipement majeur au bout de 40 jours. »1 estimait le colonel Michel Goya le 1er mars dernier, soit cinq jours après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par les forces armées de Vladimir Poutine. Alors que l’actualité géopolitique replace sur le devant de la scène le combat à haute intensité, qu’en est-il de la préparation de nos armées ? L’Etat stratège est-il de retour ?
Par Corentin Dionet
Le député Jean-Louis Thiériot, dans son dernier rapport parlementaire sur la préparation de nos armées à la haute intensité, sans donner de chiffres, indique : « Il est clair qu’eu égard à notre stock de munitions et à l’attrition inhérente aux conflits de haute intensité, cela se compterait au mieux en semaines ». L’un des scénarios privilégiés, exemplifié en Ukraine, suppose un premier temps d’affrontement et « d’ascension aux extrêmes », dans la limite des moyensconventionnels, pour obtenir une forme de suprématie. Plusieurs momenta pourraient se succéder. L’enjeu de la remontée en puissance se poserait alors pour tous les compétiteurs stratégiques, incombant à la BITD et pouvant largement influer sur le sort du conflit.
Des priorités émergent pour s’adapter à cet état de fait, avec la nécessité d’établir une « cartographie de nos vulnérabilités et de nos trous capacitaires » selon le député qui entend « les combler au mieux ». Comment ? En s’appuyant sur les compétences du SGDSN [Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale] et de la DGA [Direction générale de l’Armement], dont Jean-Louis Thiériot salue « les ingénieurs de grande qualité et le travail formidable ».
Des leçons à tirer
La guerre menée par la Russie à l’Ukraine offre d’ores et déjà de multiples enseignements, ou, à tout le moins, des pistes de réflexion, parmi lesquelles « l’importance de la force morale, de la combativité et de la confiance dans son chef. On observe les limites du mensonge. Si ce que l’on dit est vrai et que les soldats russes étaient persuadés d’être accueillis en libérateur, on comprend le manque de combativité des unités russes. La deuxième leçon, c’est l’importance de la décentralisation et de l’autonomie des unités subordonnées, qui doivent pouvoir remplir les objectifs fixés comme elles l’entendent avec une nécessaire liberté d’initiative. Puis, on redécouvre l’importance de la logistique. Nous étions “épatés” par les exercices ZAPAD de la Russie, pensant que c’était un rouleau compresseur. Il s’avère que l’armée russe n’était pas préparée pour une campagne de haute intensité. Enfin, l’absence de coordination des fronts a été néfaste. Ils ont fait l’effort partout, ce qui équivaut à faire l’effort nulle part. » témoigne le colonel Pascal Ianni, porte-parole du chef d’état-major des armées françaises. A cela s’ajoute la nécessité de la suprématie aérienne pour évoluer au sol et la vulnérabilité des bâtiments à la mer.
Alors même que la guerre informationnelle et les opérations psychologiques battent leur plein, l’absence d’informations dans le domaine public sur l’ampleur des hostilités dans le cyberespace suscite des questionnements. Dans l’éventualité d’un conflit de haute intensité dans ce champ « cela peut vouloir dire que, depuis 2014, les Ukrainiens ont fait des efforts énormes en défense cyber passive. Et si c’est le cas, cela peut vouloir dire que cela fonctionne. Ce qui suscite la question: jusqu’où nous sommes-nous préparés ? » s’interroge le député LR. Acteur majeur de la guerre en Ukraine, le drone de fabrication turc Bayraktar TB2 utilisé par les forces ukrainiennes est glorifié par sa population, au travers d’une chanson qu’elle a inventé. Son efficacité a attiré l’œil des experts français à l’instar du colonel Michel Goya, identifiant « les drones armés low cost »2 comme l’une des trois innovations militaires en cours, mises en exergue par le conflit. Les deux autres étant : « une infanterie nombreuse et de grande qualité ainsi que la coopération avec des forces irrégulières et privées »3 selon lui. Surtout, ce drone incarne à merveille un équilibre entre rusticité et technologie prisé par les forces armées dans le monde. De quoi s’inspirer du Bayraktar ? « Oui, je pense que c’est totalement pertinent. Sur des drones de bon marché à l’instar du Bayraktar, nous devons réaliser d’urgence une opération de retro-engineering. C’est-à-dire, en prendre un ou deux et produire l’équivalent.C’est possible avec certains matériels mais surtout, ne nous engageons pas dans l’illusion d’une coopération européenne qui ferait que l’on mettra 20 ans à faire ce que l’on aurait pu faire en 2 ans ».
Sur le plan macroscopique, nos armées doivent être capables de s’adapter à tous les contextes, ce qui inclut le « fonctionnement en mode dégradé » selon Jean-Louis Thiériot où comment conserver sa capacité à combattre efficacement en l’absence de l’accès aux données, au renseignement ou à tout équipement initialement prévu.
Les munitions: nerf de la guerre
La tenue de l’exercice Polaris 21, au large de Toulon, est venue illustrer les défis de la Marine en matière de munitions. Alors même qu’elle se distingue par sa capacité à pouvoir être déployée très loin, très vite tout en étant sujette à une ascension rapide aux extrêmes sans moyens de remontée en puissance, les munitions manquent. « Les bateaux sont partis avec ce qu’ils avaient dans les tubes. Etant donné que nous n’avons pas assez de missiles, ces derniers ne partent pas à plein et certains se sont retrouvés à sec de munitions. En quelques heures, nous avions quatre bateaux à la mer et plusieurs centaines de matelots morts » dévoile le député LR. Et d’ajouter : « Il faut remettre à niveau nos bateaux en permanence, augmenter notre nombre de bâtiments de surface, de 15 jusqu’à 18 ou 21, mais surtout que nos navires en mer soient tous armés jusqu’à la gueule ».
Le constat réalisé pour la Marine prévaut pour nos autres armées, qui doivent pouvoir bénéficier de munitions d’entraînement en quantité et qualité pour se préparer à un conflit de haute intensité. Ainsi, pour être prêt à faire face, il est impératif de voir évoluer notre stratégie d’une logique de flux à une logique de stocks, afin de garantir la résilience de nos chaînes d’approvisionnements, qui subissent aujourd’hui le stress permanent inhérent au fonctionnement à flux tendu. Cela peut passer par un raccourcissement de la chaîne des valeurs, dont il apparait indispensable d’assurer la maîtrise. Cela implique la question de la dépendance, puisque la France s’appuie pour son approvisionnement en petits calibres, au moins en partie, sur des fournisseurs étrangers, notamment américains et allemands. Un point qui suscite un débat de longue date entre les parlementaires et la DGA. « La consommation de munitions, dans un engagement militaire, se pense et s’anticipe en fonction du type de manœuvre que l’on conduit et du cadre dans lequel nous sommes engagés. Prenons un exemple caricatural : si l’armée française devait affronter seule l’armée russe, effectivement, elle consommerait beaucoup de munitions rapidement parce qu’elle sera confrontée à un ennemi symétrique. Mais nous ne sommes pas du tout dans cette optique. Nos armées doivent pouvoir remplir seules les missions qui leur sont demandées par le chef de l’Etat, mais elles ont vocation à intervenir dans le cadre d’une coalition. Le deuxième point, c’est que l’on adapte sa manœuvre à ses capacités logistiques, ce que n’ont pas su faire les Russes en Ukraine dans un premier temps. En somme, tout dépend de la nature de l’engagement. Et à ce stade, oui, il existe des domaines dans lesquels il y a des fragilités. Cependant, dire que nous ne tiendrons que quelques jours ou quelques semaines n’a aucun sens » déclare le colonel Ianni.
Quels changements doctrinaux?
L’un des éléments différenciant de nos armées prend racine dans son modèle parfois qualifié de « bonzaï » et dont il faut sortir selon Jean-Louis Thiériot. La professionnalisation de nos militaires s’est faite au détriment de la masse, mais pas des compétences puisque des « noyaux de compétences indispensables »4 ont été conservés afin de faciliter une -plus si hypothétique- remontée en puissance. Le curseur de cet équilibre entre masse et professionnalisation doit donc être déplacé pour faire face à une guerre de haute intensité. Cela pourrait se matérialiser par une rationalisation des moyens, humains et matériels, ainsi qu’une plus forte mobilisation de la réserve (40 000 hommes), pouvant être déployée sur les théâtres extérieurs. Le député souhaite voir ses effectifs « doubler ou quadrupler ».
La complémentarité entre la dissuasion nucléaire et les champs conventionnels est un enjeu connexe inhérent au risque de la haute intensité. Aujourd’hui, le budget de la défense est « mangé » par la dissuasion. « Dans un monde idéal, il faudrait que l’on arrive à 2,65 ou 2,8% afin d’avoir véritablement 2% de notre PIB pour la défense conventionnelle » précise le député. Et de constater amèrement : « Nous avons oublié ce qu’était l’Etat stratège. On a cru à la mondialisation heureuse et oublié les logiques de puissances. » Le révélateur ukrainien doit donc permettre de passer de la réaction à la prévention, à défaut de l’extrême qu’incarne la planification militaire à la soviétique. Car la France a du retard : « On est plutôt dans du rattrapage que dans de la reconquête. Entre rattraper les manques actuels et préparer un modèle d’armée à faire ce nouveau type de guerre, il y a un fossé absolu, difficile à combler »5 s’alarme Robert Ranquet, ingénieur général de l’armement à la retraite, ancien directeur-adjoint de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN).
Nos armées doivent enfin tirer les leçons du passé. Ces dernières décennies, elles se sont spécialisées avec brio dans la lutte contre-insurrectionnelle, combattant essentiellement dans des théâtres désertiques, avec la suprématie aérienne et selon un rapport de force asymétrique. Il sera nécessaire pour elles de réapprendre ce que peut être le conflit symétrique. Car les succès de l’expédition d’Alger et de la Guerre de Crimée ont mené, au moins partiellement, nos armées au désastre de 1870.
1 Goya, Michel (2022), « La guerre en Ukraine : analyse des cinq premiers jours », Le Grand Continent : disponible ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/26/ukraine-etat-des-forces-et-perspectives/
2 Idem.
3 Idem.
4 Thiériot, Jean-Louis et Mirallès, Patricia : « Rapport d’information sur la préparation à la haute intensité », Assemblée nationale, p.61 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b5054_rapport-information.pdf
5 Le temps du débat, « L’armée française est-elle prête pour les conflits de haute intensité ? », France Culture, le 10 mars 2022, https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/l-armee-francaise-est-elle-prete-pour-les-conflits-de-haute-intensite