Les fonds marins : lieu méconnu mais si stratégique

« Ce qui nest pas surveillé finit toujours par être pillé » exposait Florence Parly. La présentation de la nouvelle stratégie française de maîtrise des fonds marins entend donc « surveiller », « connaître » et « agir ». Si la surface maritime recouvre plus de 70 % de la planète, elle reste pourtant inexplorée. « La méconnaissance de l’océan est confondante »note Francis Vallat, fondateur du Cluster Maritime Français. Aujourd’hui, plus que jamais, les fonds marins sont scrutés par toutes les grandes puissances. Entre enjeu de souveraineté, coopération et potentielle aubaine économique, ils sont l’objet de toutes les convoitises.

Par Camille Léveillé

Des stratégies de puissances

La France devait se doter d’une stratégie de maîtrise des fonds marins en raison des enjeux technologiques, économiques, éthiques et écologiques qui y sont liés. Une feuille de route, à destination des industriels, des administrations et des administrés, positionne désormais la France dans la compétition internationale en cours.

La Russie, les Etats-Unis et la Chine portent d’ores et déjà des stratégies ambitieuses. L’Empire du Milieu, ayant un fort intérêt géostratégique d’approvisionnement, teste, depuis 2015, un projet de réseau de détection sous-marine : la « Grande Muraille sous-marine ». Les Etats-Unis modernisent leur flotte de drones sous-marins (ROV et AUV) et leur système de détection de sous-marins (SOSUS) pour rester leader dans le domaine de l’exploration des fonds marins. La stratégie russe est, elle, plus agressive. Moscou développe un projet de torpille à propulsion nucléaire qui disposerait de l’autonomie d’un drone et porterait une charge nucléaire. La Russie se veut ainsi la première nation à développer des drones capables « de naviguer à grande immersion et sur une longue distance »1.

Préserver la souveraineté

La stratégie française de maîtrise des fonds marins se construira pas à pas comme l’a dévoilé, Denis Robin, Secrétaire général de la mer2. Mais, aucun calendrier définissant le rythme des actions à mener n’a été révélé par l’ancien gouvernement Castex.

Thématique sujette à des tensions internationales, la maîtrise des fonds marins est devenue un enjeu majeur. 97 % des échanges passant par des câbles sous-marins, auxquels « il est facile de porter atteinte » explique Camille Morel, chercheuse en relations internationales à l’université Jean Moulin Lyon-3. En 2015, on estimait à 10 000 milliards de dollars la valeur transactionnelle quotidienne transitant par les câbles sous-marins. Ils sont aujourd’hui un instrument de puissance sans précédent. « Si lon peut difficilement imaginer quun Etat sectionne à la vue de tous un câble, certains Etats suffisamment avancés technologiquement, pourraient porter une atteinte plus discrète à ces câbles. » souligne Camille Morel.

Par ailleurs, les fonds marins recèlent de nodules polymétalliques contenant des métaux rares tels que le cuivre, le nickel ou le cobalt. Or, aujourd’hui, 95% de ces métaux se trouvent en Chine. Un nouveau point stratégique qui devrait inviter la France, dotée du deuxième espace maritime mondial, à réduire sa dépendance, une fois de plus, à la Chine…

Des moyens importants à mobiliser

Dans le cadre du plan France 2030, Emmanuel Macron, dans son précédent mandat, avait prévu d’octroyer une enveloppe de 2 milliards d’euros pour l’exploration des fonds marins et le spatial. Combien seront alloués à l’exploration maritime ? La question reste en suspens. Mais ces moyens devraient servir en premier lieu à financer des projets d’entreprises innovantes du secteur. Le sénateur Michel Canévet, président de la mission d’information sur « L’exploration, la protection et lexploitation des fonds marins : quelle stratégie pour la France ? » reste néanmoins prudent : « Si lEtat se contente de financer des projets à hauteur de 25 %, je crains quils ne voient jamais le jour. Aucun acteur privé investira à hauteur de 75% sans l’assurance davoir un retour sur investissement ».

Quelle place pour lindustrie française ?

« Des investissements ont été identifiés, il faut maintenant les mettre en œuvre le plus rapidement possible. Les industriels et les acteurs du secteur sont en demande. Nous devons être mobilisés pour aller vite et dépasser le stade des intentions. Nous devons entrer dans le concret et nous navons pas de temps à perdre. » alerte Michel Canévet. La mission d’information parlementaire a ainsi identifié une centaine d’entreprises travaillant dans le secteur. La France, étant aujourd’hui l’un des seuls Etats capables de mener des explorations à 6000 mètres de profondeur, n’accuse donc pas de retard. « Mais, ce savoir-faire français ne pourra perdurer seulement si linnovation se maintient » déclare Michel Canévet. Quant à Philippe Missoffe, Délégué Général du GICAN, il se veut rassurant : « L’industrie navale française a toutes les technologies et le savoir-faire pour réussir le défi de l’exploration et de la valorisation des grands fonds. Notre industrie est très dynamique, tant sur les plateformes sous-marines (AUV, ROV, Gliders, USV) que les équipements, les systèmes et les technologies embarqués. »

La filière française dispose d’une réelle capacité d’innovation. A titre d’exemple, Abyssa est la première société en France capable de cartographier le patrimoine géologique, biologique ou encore hydrologique des fonds marins, de localiser des objets dans les grands fonds et de réaliser « l’inventaire des patrimoines sous-marins » selon les mots de son co-fondateur Jean-Marc Sornin.

L’innovation française doit désormais concentrer ses efforts sur les « drones agissant en meute car la France ne peut pas avoir un seul drone qui couvrirait toute la Zone Economique Exclusive du pays »3 détaille Philippe Missoffe.

Une coopération internationale timorée

La France veut faire la différence mais elle ne pourra la faire seule. « Le travail à mener est tellement conséquent que la coopération est nécessaire. Nous devons, avec dautres Etats, partager le travail et les données pour pouvoir les utiliser à bon escient. » explique Michel Canévet. Lors du One Ocean Summit en février dernier, la trentaine de chefs d’Etats présents s’est engagée à cartographier 80% des fonds marins. L’UNESCO portera ce projet :« Nous allons mettre en place dici 2023 un outil de suivi mondial, qui permettra de rendre compte chaque année des progrès de la cartographie et didentifier où se trouvent les lacunes restantes. » promet Vladimir Ryabinin, sous-directeur général de l’UNESCO en charge de la Commission océanographique intergouvernementale.

Au niveau continental, la Politique maritime intégrée de l’Union européenne (PMI) prévoyait en 2012 de « libérer le potentiel de l’économie bleue » notamment via « l’exploitation minière des fonds marins »4. Après l’indignation provoquée auprès des associations de préservation de la biodiversité, le Parlement européen rétropédale et l’exploitation des fonds marins n’est plus à l’ordre du jour dans la stratégie de 2017. Nouvelle déclaration en 2021 : « Nous devons changer de cap et développer une économie bleue durable dans laquelle la protection de l’environnement et les activités économiques vont de pair. » a annoncé Frans Timmermans, vice-président exécutif chargé du pacte vert à la Commission. L’exploitation des fonds marins de la part de l’Union européenne semble donc bel et bien enterrée.

En revanche, pas un mot sur la potentielle coopération entre Etats membres pour développer l’exploration des fonds marins… L’ampleur des enjeux appelle à une coopération régionale a minima, sans quoi, nous assisterons à une nouvelle mise sous tutelle de nos ressources stratégiques et un affaiblissement de notre puissance européenne.

1 Rapport du groupe de travail de la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, février 2022

2 Colloque “Grands fonds marins : 20 000 défis sous les mers”, CESM, 4 avril 2022

3 Ibid

4 Communication de la Commission européenne au Parlement européen, “La croissance bleue: des possibilités de croissance durable dans les secteurs marin et maritime”, 13/09/2012