Finlande, Suède et OTAN : récit et conséquences d’une adhésion

Le 24 février dernier, les troupes de Vladimir Poutine déclenchaient une large offensive pour s’emparer du territoire ukrainien. Un peu plus de trois mois plus tard, alors que les assauts russes sur Kyiv ont été repoussés, le front s’est stabilisé, allant des faubourgs de Kharkiv au nord jusqu’à ceux de Mykolaiv au sud, en passant par la tête de pont de Severodonetsk à l’ouest. Si les conséquences de cette agression russe non-provoquée se font sentir dans l’ensemble du Vieux Continent, le principal bouleversement géopolitique réside dans les demandes d’adhésion finlandaises et suédoises, deux nations traditionnellement non-alignées, à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Récit d’un temps d’accélération de l’histoire, des bouleversements qu’il induit et des questionnements qu’il pose.

Par Corentin Dionet

En Finlande, dune « improbable » adhésion à la candidature en quelques semaines

Il y a de cela quelques mois, rien ne semblait indiquer que Stockholm ou Helsinki puissent avoir des velléités de rejoindre l’Alliance atlantique. En effet, le 20 janvier dernier, un mois avant le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, Sanna Marin, la Première ministre finlandaise déclarait qu’il était « hautement improbable »1 que la Finlande adhère à l’OTAN sous son mandat. Le soutien à l’adhésion ne représentait alors que 28% de la population finlandaise. Seulement, à l’offensive du 24 février se sont ajoutées les demandes préalables de la Russie : Moscou souhaitait empêcher la Finlande et la Suède d’adhérer à l’OTAN dans le cadre des négociations avec Washington sur une éventuelle nouvelle architecture sécuritaire européenne. « Soudainement, il semblerait que la population finlandaise se soit décidé: il ny a quune seule option. Cest un changement radical »2 souligne Charly Salonius-Pasternak, chercheur au FIIA3. Le mouvement est parti de la population, les sondages illustrant une large vague de soutien populaire à l’adhésion à l’OTAN.

Les décideurs politiques finlandais ont pris note de ce bouleversement de l’opinion publique. « Le 24 février représente un point de bascule. Le non-alignement finlandais était pragmatique et la période de « finlandisation », durant la Guerre froide, n’est pas un souvenir heureux pour le peuple finlandais. Notre neutralité était une stratégie de survie, car nous devions trouver un équilibre entre les blocs afin de conserver notre indépendance tout en cohabitant avec le voisin soviétique » explique Minna Ålander, assistante de recherche finlandaise au sein du German Institute for International and Security Affairs. Et de poursuivre : « Nous avons rejoint l’Union européenne en 1995, avec la Suède, et l’adhésion à l’OTAN est un sujet activement débattu depuis. Loin de moi l’idée de leur jeter la pierre, mais c’est peut-être une forme de réminiscence de la « finlandisation » qui a retenu nos décideurs politiques de rejoindre l’Alliance atlantique ces dernières années ».

Une chose est sûre, Helsinki a toujours fait en sorte de se laisser une porte ouverte, menant une politique étrangère incluant une « option OTAN ». Sauli Niinistö, dès début mars, s’est lancé dans une tournée de déplacements et d’appels téléphoniques pour s’assurer, à la fois du soutien des membres de l’Alliance à une éventuelle adhésion de son pays mais également de garanties sécuritaires effectives durant la période de transition. « Les dirigeants finlandais souhaitaient être prêts au cas où la situation sécuritaire se dégradait et l’adhésion devenait nécessaire. L’objectif était d’assurer un très large consensus et les derniers sondages, avant la candidature, indiquaient que 75% de la population soutenaient l’adhésion » dévoile l’experte finlandaise. Dans les faits, le processus finlandais fut extrêmement clair et rapide : un rapport demandé par l’exécutif suivi d’une discussion et d’un vote à l’Assemblée, puis une déclaration dévoilant la position de la Première ministre Sanna Marin et du Président Sauli Niinistö, précédant de quelques jours le déclenchement de la procédure de demande d’adhésion. Les travaux effectués dans l’optique de « l’option OTAN » furent couronnés de succès, puisqu’ils sont parvenus à établir un cadre concret qui fut suivi à la lettre. Le résultat est sans-appel : le soutien populaire est transversal4 et le soutien politique transpartite, ce qui prouve la réussite de l’entreprise.

En Suède, une neutralité illusoire?

A Stockholm, la donne fut quelque peu différente pour de multiples raisons. Le parti Social-Démocrate, première formation du pays au Parlement depuis plus d’un siècle, a longtemps fait de l’exceptionnalisme suédois une pierre angulaire de sa politique étrangère, présentant la Suède comme une superpuissance morale5. « Le non-alignement fait partie de l’identité suédoise en matière de politique étrangère. Le récit selon lequel la Suède n’a pas pris part à un conflit depuis 200 ans est très fort dans le pays et chez les sociaux-démocrates. La politique extérieure de Stockholm s’est concentrée sur la médiation, le désarmement et la construction de la paix ces dernières décennies. Même si ce dernier point relève plus du discours que de la réalité, puisque la Suède avait des garanties de sécurité secrète de la part des Etats-Unis durant la Guerre froide, ce qui fait d’elle une nation non-neutre durant la période » décrypte Minna Ålander.

Robert Dalsjö, directeur de recherche à la Swedish Defense Research Agency, va plus loin : « Olof Palme6 a développé l’idée d’un non-alignement idéologique. Cette perception de soi, selon laquelle nous devions lutter pour le désarmement et la paix, est devenue populaire en Suède. C’est pourtant une illusion. Et j’ai l’espoir que l’on abandonne ce non-sens. C’est une idée que les sociaux-démocrates ont développé pour pacifier une partie de la gauche, Olof Palme inventant ce grand rôle suédois sur la scène mondiale à la suite des événements de 1968. Ce n’était qu’un effet de manche pour les foules, sans réel effet. Une illusion durant 50 ans. Il serait que bénéfique que nous retrouvions nos esprits ».

En retard, les Sociaux-démocrates ont plié

Concernant l’OTAN, la position des Sociaux-démocrates pouvait, jusqu’à peu, être résumée selon ces termes. En temps de paix : pourquoi rejoindre l’Alliance ? En temps de guerre : rejoindre l’OTAN serait une mesure escalatoire. Pour autant, le parti était lui-même largement divisé concernant cette thématique. Cette fracture s’étend à tout l’échiquier politique domestique, le centre-droit s’étant prononcé ces cinq dernières années en faveur d’une candidature à l’Alliance, quand la gauche s’y refusait. Cela explique pourquoi les sociaux-démocrates se seraient bien passés d’un tel débat, quelques mois avant des élections générales très importantes.

Cela explique la position des décideurs suédois aux premières heures du conflit opposant la Russie à l’Ukraine. Ann Linde, la ministre des Affaires étrangères suédoise, affirmait dans une déclaration le 16 février 2022, soit une semaine avant le déclenchement de l’invasion, que la Suède ne poserait pas sa candidature à l’OTAN7. Le 8 mars, deux semaines après le début des opérations, Magdalena Andersson, la Première ministre, indiquait que son parti ne souhaitait pas rejoindre l’Alliance. Stockholm a ainsi proposé l’éventualité d’une coopération plus étendue en matière de défense avec la Finlande, qui fut écartée par Helsinki. Durant des années, les décideurs suédois ont choisi de lier le destin de leur pays à celui de son voisin Suomi, à la fois pour ne pas l’abandonner et par solidarité nordique mais aussi, realpolitik oblige, parce qu’il apparaissait hautement improbable qu’elle ne rejoigne l’Alliance.

Autre point primordial pour Magdalena Andersson et son pays, la volonté de ne pas être marginalisé au sein des pays nordiques, ce qui induit la nécessité de poser sa candidature et de suivre la dynamique impulsée par la Finlande. « La Suède est lentement sortie des starting-blocks. Le processus jusqu’à l’adhésion ne fut pas si délibéré et ordonné quen Finlande, qui avait un sentiment durgence et de danger pressant sa décision. Le processus suédois fut compressé. Ceux qui souhaitaient rejoindre lAlliance étaient en effet reconnaissant envers le leadership finlandais, quand ses opposants ont rapidement compris que la candidature devenait inévitable» explique Robert Dalsjö, directeur de recherche à la Swedish Defense Research Agency.

Leadership finlandais, dilemmes suédois

« La Finlande a quelque peu détourné le débat en Suède, qui est parti avec du retard et n’a eu de cesse d’essayer de le combler. Un journal suédois a publié des articles remerciant le leadership finlandais, disant :« Merci au grand frère finlandais pour son aide concernant le processus d’adhésion à l’OTAN, sans vous nous n’aurions jamais rejoint l’Alliance » . C’est l’exact opposé de la dynamique ayant donné lieu à l’adhésion à l’Union européenne, durant laquelle la Suède était à la barre » éclaire Minna Ålander. Et de poursuivre : « La coopération avec les pays nordiques est le référentiel prioritaire pour le pays et elle s’est intensifiée ces dernières années, notamment par l’intermédiaire du NORDEFCO8. Or, toute coopération est rendue plus aisée par l’adhésion de toutes les parties à l’OTAN. Et l’identité nordique de la Suède prévaut dans sa réflexion diplomatique ».

A Stockholm, cette adhésion pose autant de questions qu’elle résout de problèmes : comment continuer de faire campagne pour le désarmement à l’échelle mondiale, mais également se présenter en médiateur non-aligné, lorsque l’on rejoint l’OTAN, une alliance militaire ? Deux des piliers idéologiques de la politique étrangère suédoise seraient-ils aujourd’hui caduques ? Il sera nécessaire de les redéfinir pour répondre au nouveau contexte stratégique dans lequel se trouve le pays. Toujours est-il que cette perception de soi est populaire, comme l’a indiqué l’expert. Ainsi, se dirige-t-on vers ce que l’on pourrait qualifier de crise identitaire, à la fois pour les Sociaux-démocrates qui ont fait de leur non-alignement un élément constitutif de leur être, mais également pour la politique étrangère suédoise qui perd, au moins pour partie, deux de ses points cardinaux ? Face à cette accélération de l’histoire et une adhésion qui semble subie, les dirigeants suédois sauront-ils être à la hauteur ?

Timeline

3 mars : Incursion dans l’espace aérien de Gotland par des avions russes, alors que les ministres suédois et finlandais de la Défense s’y rencontraient.

16 mars :Rencontre entre Jens Stoltenberg et les ministres de la Défense finlandais et suédois, Antti Kaikkonen et Peter Hultqvist.

20 mars : Le Président de la République finlandais, Sauli Niinistö, explique qu’il existe deux alternatives à étudier pour renforcer la sécurité de son pays : le renforcement d’une coopération entre la Suède, la Finlande et les Etats-Unis ou bien l’adhésion à l’OTAN.

23 mars : Le Président de la République finlandais, Sauli Niinistö, multiplie les appels et les déplacements pour s’assurer du soutien et des garanties des membres de l’Alliance.

29 mars : Le Président de la commission des Affaires étrangères du Parlement finlandais, Jussi Halla-aho, recommande de candidater pour adhérer à l’OTAN.

30 mars : Magdalena Andersson, la Première ministre suédoise, évoque pour la première fois la possibilité d’adhérer à l’OTAN du fait du changement de l’architecture européenne de sécurité. Sauli Niinistö admet que le soutien populaire en faveur de l’adhésion à l’OTAN est clair et indique que la rétorsion russe devrait passer par des cyberattaques et des violations de l’espace aérien de son pays.

6 avril : Première réunion entre les conservateurs suédois et finlandais qui ont créé un groupe de travail commun, chargé de promouvoir une candidature simultanée à l’OTAN des deux pays.

8 avril : Cyberattaque russe contre le site du ministère de la Défense finlandais et du ministère des Affaires étrangères, alors que Volodymyr Zelensky s’adresse au Parlement finlandais. L’OTAN annonce être prêt à accueillir la Finlande et des garanties de sécurité sont offertes par des pays membres, pour le temps de l’adhésion.

9 avril : La Suède propose une structure de coopération renforcée avec la Finlande sous un soutien renforcé américain et espère qu’Helsinki considèrera.

11 avril : Lancement d’un grand « dialogue sur la politique de sécurité » au sein de la formation des sociaux-démocrates en Suède.

13 avril : Déclaration commune de Sanna Marin et Magdalena Andersson, faisant un grand pas vers l’OTAN. Le gouvernement finlandais adopte un rapport sur l’évolution de son environnement sécuritaire. Celui-ci prépare l’adhésion à l’OTAN en se félicitant de sa politique de porte ouverte et en ajoutant que les possibilités sont examinées à tout instant.

30 avril : Le Président de la République finlandais Sauli Niinistö explique qu’il donnera publiquement sa position le 12 mai, et qu’elle a changé en décembre du fait des demandes russes sur le non-élargissement de l’OTAN.

4 mai : La Suède annonce, par la voix d’Ann Linde, qu’elle a reçu des garanties de sécurité et des assurances de la part des Etats-Unis d’Amérique.

10 mai : La commission de Défense du Parlement finlandais recommande l’adhésion à l’OTAN.

12 mai : Déclaration commune de Sauli Niinistö et Sanna Marin, la Première ministre finlandaise. Tous deux se prononcent en faveur de l’adhésion à l’OTAN.

16 mai : Les sociaux-démocrates suédois décident d’adhérer à l’OTAN, mais expriment un refus unilatéral d’accueillir des bombes nucléaires ou des bases permanentes sur le sol de leur pays.

17 mai: Déplacement du Président de la République finlandais Sauli Niinistö à Stockholm. Le comité des Affaires étrangères du Parlement de Finlande approuve la candidature de son pays à l’OTAN. Vote du parlement finlandais sur l’adhésion (188 voix en faveur : 8 voix contre)

18 mai : La Finlande et la Suède remettent leurs lettres d’application à l’OTAN.

19 mai : Les candidatures suédoises et finlandaises sont acceptées par l’Estonie, premier pays de l’Alliance à le faire. Déplacement de Sauli Niinistö à Washington.

1 Janvier 2022, « Finland’s PM says NATO membership is « very unlikely » in her current term », Reuters.

2 Milne Richard, (Avril 2022), « ‘It’s a radical change’: The prospect of Finland joining Nato draws nearer », Financial Times.

3 Finnish Institute of International Affairs.

4 Muhonen Teemu, (Avril 2022), « Support for NATO membership is growing: 65 per cent want Finland to join », Helsingit Sanomat

5 Braw Elisabeth, (Avril 2022), « The NATO Accession Sweden Never Saw Coming », Foreign Policy.

6 Il fut Premier ministre de la Suède à deux reprises, et dirigeant du Parti social-démocrate suédois durant 18 ans.

7 Linde Ann, (Février 2022), « Déclaration de politique gouvernementale dans le débat parlementaire sur les affaires étrangères », Gouvernement Suédois. Disponible ici en anglais : https://www.government.se/491b85/globalassets/government/dokument/utrikesdepartementet/statement-of-foreign-policy-2022.pdf

8 Nordic Defence Cooperation.