Finlande, Suède et OTAN : récit et conséquences d’une adhésion

Depuis plusieurs semaines que le processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN se précise, la majorité des acteurs s’accordent : les deux nations apporteront beaucoup à la table de l’Alliance atlantique. Pour autant, quelles seront les plus-values pour l’Alliance ? Alors que des obstacles à l’adhésion des deux pays affleurent, notamment en provenance d’Ankara, peuvent-ils être dépassés ?

Par Corentin Dionet

Géographie et résilience

« La première chose que la Suède et la Finlande apporteront à l’OTAN, c’est leur géographie. La carte de lOTAN sera complète dans la mer Baltique grâce à l’adhésion des deux pays. Cela permettra de renforcer la dissuasion commune et d’ôter le doute qui subsistait concernant la réaction dHelsinki et Stockholm en cas dattaque russe sur les pays baltes » annonce Robert Dalsjö, Directeur de recherche à la Swedish Defense Research Agency.

La résilience et le degré de préparation des civils finlandais et suédois représente un deuxième axe positif pour les membres de l’Alliance. « Nous avons beaucoup à apprendre de la Suède et de la Finlande en matière de résilience face aux offensives hybrides. LOTAN a longtemps étudié les capacités de Stockholm et d’Helsinki dans ce domaine » indique Jamie Shea, ancien Secrétaire général adjoint délégué pour les défis de sécurité émergents de l’Alliance, entre 1980 et 2018. C’est pourquoi elle a installé son centre d’excellence contre les menaces hybrides à Helsinki en 2017. En Finlande, la majorité des ressources stratégiques (énergie, alimentation, médicaments) est compilée dans des stocks nationaux allouant six mois d’autonomie au pays. C’est la mission de la Nesa1, une structure existant depuis 1993, qui possède aujourd’hui un budget de 2,5 milliards d’euros. « Nous devons faire en sorte quil ny ait pas de longues coupures d’électricité, que les téléphones et Internet continuent à fonctionner, que leau coule au robinet et que les magasins continuent à vendre des produits alimentaires de base »2, explique Janne Känkänen, son directeur.

Ayant une stratégie de « sécurité compréhensive », multipliant les réseaux informels associant acteurs privés et publics, comptant d’innombrables bunkers et tunnels, le pays s’est transformé en forteresse et s’est donné pour priorité de garantir son Etat de droit en période de crise3. Martin Hurt, chercheur spécialiste de l’OTAN à l’ICDS4 l’affirme : « La Finlande maintient une défense territoriale forte et bénéficie de capacités de résilience à ne pas sous-estimer dans le secteur civil. Le pays est bien préparé. » Les partenariats entre les grandes entreprises et l’Etat prennent la forme de groupes de réflexion : « L’idée fondamentale est la suivante: si une entreprise ou un secteur est impacté, comment résolvons-nous le problème ? Par exemple, comment nourrir la nation en cas de blocus en mer Baltique? »5 dévoile Charly Salonius-Pasternak, chercheur au FIIA (Finnish Institute of International Affairs).

Entre interopérabilité et développement capacitaire

Du fait de la multiplication des exercices communs entre les forces armées des deux nations et de l’Alliance, la compatibilité et l’interopérabilité des unités est déjà assurée. « Aucun candidat ne pourrait être plus compatible avec l’OTAN que ces deux pays»6 selon Alexander Stubb, ancien premier ministre finlandais qui ajoute : « Dans le cas finlandais, cette décision fut prise consciemment. Depuis la fin de la Guerre froide, nous avons maintenu une option OTAN dans notre arsenal diplomatique et avons fait en sorte que nos forces armées soient développées en conséquence »7. C’est pourquoi le pays a participé à des missions de l’Alliance dans les Balkans, en Afghanistan ainsi qu’en Irak et qu’il accueille des exercices militaires sur son territoire.

Sur le plan capacitaire, le gouvernement finlandais a commandé en février 64 F-35 en provenance de Lockheed Martin, pour un montant de 9 milliards de dollars. « D’ici quelques années, la défense aérienne commune des pays nordiques comptera 150 avions de combat F-35 et 72 avions de combat suédois JAS Gripen opérationnels », explique Kate Hansen Bundt, secrétaire générale du Comité atlantique norvégien8. Les deux pays poursuivent leurs efforts pour se doter d’armements à longue portée et d’équipements de défense anti-aériens en haute altitude. La Suède peut notamment compter sur son industrie de défense extrêmement qualitative. Côté finlandais, on peut évoquer le Squadron 2020 : un projet visant à remplacer les navires devant être décommissionnés. Construites domestiquement, les quatre corvettes de classe Pohjanmaa seront multirôles et devraient être disponibles en 20289. Alors que l’intégration entre Stockholm et Helsinki est particulièrement forte dans le domaine maritime, elle devrait permettre de largement renforcer la présence de l’Alliance en mer Baltique.

Spécificités finlandaises

En cas d’agression, l’armée finlandaise, qui compte 12 000 soldats professionnels et forme 20 000 conscrits par an, peut mobiliser 870 000 réservistes, dont 280 000 immédiatement10. « La Finlande, en ayant érigé en priorité la défense territoriale, incarne le passé et le futur de l’OTAN » témoigne Jamie Shea. Helsinki dépense plus de 2% de son PIB11 dans sa défense nationale et détient des capacités de renseignement très utiles pour l’Alliance atlantique, notamment dans le domaine de la surveillance aérienne. Le gouvernement a annoncé début avril sa volonté d’augmenter les dépenses en matière de défense de 40% à horizon 202612. D’autre part, « pendant que beaucoup de pays européens allaient vers la « fin de l’histoire », la Finlande n’a jamais stoppé la conscription. L’artillerie finlandaise est également la mieux équipée d’Europe (plus de 1500 différents systèmes d’armements) » ajoute Minna Ålander, assistante de recherche finlandaise au sein du German Institute for International and Security Affairs. Alexander Stubb, lui, loue « les capacités sophistiquées »13 de son pays dans le domaine cyber.

Surtout, les investissements se poursuivent. Les forces armées finlandaises bénéficieront de financements supplémentaires à hauteur de 700 millions d’euros en 2022 et 788 millions l’année suivante, qui porteront le budget à 2,2 % du PIB14. Cela permettra de financer de nouvelles acquisitions. Or, pour opérer ces nouveaux équipements, il faut des soldats. Et dans un sondage de décembre 2021, 84% des Finlandais se disaient prêts à défendre leur pays au mieux de leur habilité, en cas de nécessité15.

Spécificités suédoises

« Les forces armées suédoises sont constituées d’environ 55000 soldats et le pays a réintroduit la conscription en 2017. Stockholm et Helsinki coopèrent étroitement sur le plan bilatéral, en matière de défense. C’est notamment important parce que cela permet de renforcer leurs capacités maritimes. La Suède est pratiquement auto-suffisante sur le plan des armements grâce à son industrie de défense de qualité » développe Minna Ålander. Après les événements du 24 février, 9 800 personnes ont candidaté pour entrer dans le Corps des Volontaires suédois en une semaine16. On comptabilise 26 000 candidatures depuis le début de l’année, contre 5 000 les années précédentes.

L’an dernier, le budget de la défense suédoise tournait autour de 7 milliards de dollars. Il devrait être augmenté aux alentours de 11 milliards pour atteindre les 2% du PIB requis par l’Alliance. Il y a donc de l’argent pour financer l’achat de nouveaux équipements et étoffer ses forces armées, comme l’indique Robert Dalsjö : « La Suède monte en puissance sur le plan militaire. Le renforcement de la garnison de Gotland est dans les tuyaux, afin de passer à l’échelon du bataillon avec des capacités dartillerie, tout en créant des zones dentraînement. Nous avons de largent, puisque nous nous sommes engagés à dépenser 2% de notre PIB17 dans notre défense. »

Les domaines maritime et aérien, dans lesquels les équipements sont habituellement très coûteux, sont des points forts suédois : « La Suède détient une armée de l’air qualitativement bien développée mais insuffisante en quantité. Sa marine est relativement réduite mais puissante, grâce à ses corvettes, ses MCMV18 et ses sous-marins très avancés technologiquement. Après un temps mort stratégique, Stockholm a décidé d’augmenter ses effectifs militaires » dévoile Martin Hurt.

Offensives hybrides de Moscou?

Malgré tout le travail préparatoire de Sauli Niinisto et du gouvernement finlandais sur le plan diplomatique visant à garantir un processus d’adhésion fluide et rapide à l’OTAN, plusieurs acteurs s’opposent à ce bouleversement géopolitique. Au premier plan, la Russie a multiplié les signaux alors qu’un consensus affleure, selon lequel les mesures de rétorsions de Moscou passeront notamment par des attaques hybrides (cyberattaques, violations de l’espace aérien suédois et finlandais). « Stockholm est attentif aux possibles rétributions de Moscou, qui devraient se matérialiser par des cyberattaques, des mouvements de missiles sur le territoire russe et des actions de guerre psychologique » affirme Robert Daljsö, et la donne est la même chez le voisin finlandais. Le 5 mai dernier, un Mil Mi-17 russe (un hélicoptère de transport moyen), est entré dans l’espace aérien finlandais et fut détecté19.

Le Kremlin, dès avril et par l’intermédiaire de son porte-parole Dmitri Peskov, annonçait sa volonté de rééquilibrer la situation dans la région si la Finlande et la Suède rejoignaient l’Alliance atlantique20. Dmitri Medvedev indiquait, lui, que Moscou aurait le droit de déployer des armes nucléaires en mer Baltique afin de rétablir l’équilibre des forces.

Le 9 juin dernier, le couple présidentiel finlandais et le couple royal suédois étaient présents pour l’anniversaire des 100 ans de l’autonomie de l’archipel d’Åland. Ils ont quitté l’événement de manière abrupte du fait d’un exercice militaire russe en mer Baltique, proche de l’enclave de Kaliningrad.

Realpolitik d’Ankara

Si la résistance de Moscou était attendue, c’est celle d’Ankara qui pourrait entraîner les conséquences les plus importantes. Alors que la Turquie semblait avoir offert son soutien aux gouvernements de Sanna Marin et Magdalena Andersson aux premières heures de l’invasion russe en Ukraine, la situation a aujourd’hui changé. En effet, Recep Tayyip Erdoğan compte profiter de la position de force que lui offre son droit de véto sur les candidatures finlandaises et suédoises pour obtenir des garanties de sécurité au plan domestique.

Parmi ses revendications : la volonté de rééquilibrer le rapport de force avec Athènes en s’octroyant l’accès au programme américain de F-35. Il existe en Turquie une large défiance face aux intérêts étasuniens, couplée à une peur de l’encerclement et du déséquilibre stratégique inhérente à l’approfondissement des liens entre Washington et Athènes, effectif ces derniers mois21. Cela a donné lieu à une rupture des contacts entre Kyriákos Mitsotákis et Recep Tayyip Erdoğan le 24 mai dernier à l’initiative du Turc. Surtout, le président turc souhaite obtenir des concessions de la part de la Finlande et de la Suède sur le combat contre le terrorisme, l’extradition de citoyens kurdes et la levée d’un embargo d’armements effectif selon lui depuis l’invasion d’une partie de la Syrie en 201922.

En réponse, Pekka Haavisto, le ministre des Affaires étrangères finlandais et Sauli Niinisto, le président finlandais, tentent de tendre la main à Ankara. Le premier a notamment ouvert la porte à l’achat de drones Bayraktar TB-223. Le second, lui, a indiqué dans une lettre24 que les inquiétudes de la Turquie en matière de terrorisme devaient être prises au sérieux. De même, Karl Evertsson, chef de l’administration nationale suédoise des exportations d’armes, a tenu a rassuré la Turquie, expliquant qu’il n’y avait pas d’embargo contre le pays en matière d’armements25.

Sergueï Lavrov s’est rendu à Ankara les 7 et 8 juin dernier pour relancer l’exportation de céréales par la mer Noire, tandis que la Turquie ne montre aucun signe d’apaisement. Face à cette inflexibilité, Helsinki a annoncé par la voix de son président qu’elle n’adhèrerait pas à l’OTAN sans le concours de la Suède. Pour tenter d’apaiser la situation, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué ce lundi 13 juin : « Les inquiétudes turques sont légitimes en matière de terrorisme. Parce qu’aucun membre de l’Alliance n’a subi autant d’attentats. Nous allons nous asseoir avec la Turquie et trouver une solution pour aller de l’avant »26. Il a aussi loué l’action de Magdalena Andersson, qui cherche à apaiser Ankara en modifiant les lois antiterrorisme du pays et en suggérant qu’elle pourrait faciliter les ventes d’armes à la Turquie27. Mais Magdalena Andersson n’est devenue Première ministre qu’après la concrétisation d’un accord entre le parti des Sociaux-Démocrates et une députée suédoise d’héritage kurde, Amineh Kakabaveh, matérialisant un soutien du pays aux YPG28 et au PYD29 en Syrie, alors même que la Turquie considère ces deux organisations comme terroristes.

Une adhésion en suspens?

En Occident, des voix dissidentes s’élèvent, indiquant que le processus d’adhésion des deux pays nordiques à l’OTAN ne doit pas être expédié mais être réalisé dans les règles. Toujours est-il que la Suède et la Finlande seraient incontestablement des atouts pour l’Alliance atlantique, et ce, pour de multiples raisons. Ceci étant, les alliés parviendront-ils à résoudre leurs divergences pour que les candidatures des deux pays aboutissent ? Même s’il apparaît très improbable que les deux nations ne fassent pas partie de l’OTAN dans les mois qui viennent, nul doute qu’elles devront faire des concessions à la Turquie pour y parvenir.

1 National Emergency Supply Agency

2 Hivert Anne-Françoise (mai 2022), « En Finlande, la population se tient prête en cas d’invasion par la Russie : « Si la guerre éclate, je veux pouvoir défendre mon pays » », Le Monde

3 Milne Richard, (mars 2022), « War with Russia? Finland has a plan for that », Financial Times.

4 International Centre for Defence and Security

5 Idem.

6 Stubb Alexander (mai 2022), « Nato entry for Finland and Sweden will enhance European security », Financial Times

7 Idem.

8 Dempsey Judy, (avril 2022), « Judy Asks: Is Finnish and Swedish NATO Membership Useful for European Security? », Carnegie Europe

9 Gain Nathan, (Novembre 2021), « New Delays For Finland’ Squadron 2020 Pohjanmaa Corvette Program », Naval News.

10 Hivert Anne-Françoise (mai 2022), « En Finlande, la population se tient prête en cas d’invasion par la Russie : « Si la guerre éclate, je veux pouvoir défendre mon pays » », Le Monde

11 Produit intérieur brut.

12 AFP (Avril 2022), « Finland gears up for historic NATO decision », France 24

13 Stubb Alexander (mai 2022), « Nato entry for Finland and Sweden will enhance European security », Financial Times

14 Koivula Tommi et Ossa Heljä, (mai 2022), « What would Finland bring to the table for NATO ? », War on the Rocks

15 Idem.

16 Meissl Arebo Ingrid, (juin 2022), « Sie sind hochmotiviert, vielseitig und im Ernstfall innert Stunden einsatzbereit: Schwedens Freiwilligenarmee erlebt dank Putin einen Boom », Neue Zürcher Zeitung

17 Produit Intérieur Brut.

18 Mine countermeasures vessel, un vaisseau combinant des capacités de dragueurs de mines et de chasseurs de mines.

19 AFP (Mai 2022), « Russia violates Finnish airspace as Helsinki mulls Nato », Inquirer

20 AFP (Avril 2022), « Finland gears up for historic NATO decision », France 24

21 Stein Aaron, (Mai 2022), « You go to war with the Turkey you have, not the Turkey you want », War on the rocks.

22 Idem

23 Milne Richard, (Mai 2022), « Finland woos Ankara with hint it could buy Turkish drones », Financial Times.

24 Président de la République de Finlande, (Mai 2022), « From the President’s pen: Finland takes the fight against terrorism seriously »

25 Milne Richard, (Mai 2022), « Finland woos Ankara with hint it could buy Turkish drones », Financial Times

26 Milne Richard, (juin 2022), « Nato chief says he had ‘no reason to believe’ Turkey would block Nordic membership », Financial Times

27 Idem.

28 Yekîneyên Parastina Gel, abrégé YPG, signifiant Unités de protection du peuple, qui forme la branche armée du Parti de l’union démocratique kurde en Syrie, créées en 2011 lors de la guerre civile syrienne.

29 Partiya Yekîtiya Demokrat, signifiant Parti de l’union démocratique, un parti politique kurde syrien.