Au Myanmar : l’unité dans la diversité ?

Le 1er février 2021, la Tatmadaw renversait le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, instaurant le Conseil administratif d’Etat, une junte militaire. En réaction, la population déclenchait manifestations et actions de désobéissance civile. La répression fut brutale, la Tatmadaw tirant à balles réelles sur ses opposants, provoquant l’émergence d’une lutte armée à l’échelle nationale. La résistance à la junte, constituée d’une mosaïque d’acteurs éclectiques, unifiés et structurés par le gouvernement d’unité nationale, préfigure-t-elle la création d’un nouvel Etat-nation au Myanmar ?

Par Corentin Dionet

Aujourd’hui, la situation est au point mort sur le plan militaire, la saison des pluies venant de démarrer. « Les positions risquent d’être statiques dans les prochains mois car il sera difficile de manœuvrer » indique David Camroux, chercheur au Centre de recherches internationales et spécialiste des questions relatives à l’Asie du Sud-Est. Le rapport est inégal en matière d’armements, entre la Tatmadaw et les insurgés. « Les rebelles manquent darmes sophistiquées, notamment des armes anti-aériennes tel que le Stinger, et des armes contre les véhicules blindés tel que le Javelin.. La Chine et la Russie fournissent les armes et la technologie qui donnent lavantage à la junte, leur permettant de contrôler lespace aérien » analyse le chercheur. L’armée régulière peut ainsi frapper les territoires qu’elle ne contrôle pas, ce qui pousse le gouvernement d’unité nationale en exil à souhaiter l’installation d’une no fly zone et l’arrêt des ventes d’armes et de kérosène aux militaires birmans.

« La junte achète du temps »

Les différentes parties tentent d’impliquer la communauté internationale. David Camroux, qui fustige sa « cheté », développe : « La communauté internationale a sous-traité le dossier birman à l’ASEAN [Association des nations de l’Asie du Sud-Est] après le coup dEtat. Elle na pas fait grand-chose puisque la première réunion sest tenue deux mois après le coup dEtat, soit le 24 avril. Les Etats-membres ont invité la junte aux négociations, participant donc à la légitimation du régime. Or, la junte achète du temps. Ils acceptent lASEAN comme interlocuteur sans jamais appliquer le moindre des cinq points du consensus accepté avec elle ». L’absence de reconnaissance du gouvernement en exil par la communauté internationale pèse sur sa légitimité chez les insurgés. Pourtant, sur le plan humanitaire, la situation est difficile car la Tatmadaw multiplie les exactions, brûlant des villages et réutilisant des méthodes employées par le passé contre la minorité Rohingya sur l’ensemble de la population aujourd’hui.

Une violence qui n’est pas sans conséquences. La société civile birmane paraît prête à faire face à la violence de la Tatmadaw pour parvenir à construire une démocratie libérale. Selon l’expert : « Paradoxalement, la junte a rendu service au mouvement démocratique en gardant Aung San Suu Kyi en prison. En effet ceci a poussé à l’essor de nouveaux cadres dans l’opposition. Pour la jeune génération birmane, la démocratie nest plus un simple espoir. Elle est quelque chose quils ont connu, expérimenté et que la junte tente de leur voler ». Alexandra de Mersan, anthropologue ayant pour terrain d’étude privilégié le Myanmar, abonde : « La jeunesse a goûté à un gouvernement démocratique. Pendant plusieurs années, il y a eu un vent de liberté, le sentiment que tout est possible. » Aujourd’hui, l’armée est « détestée » par de larges franges de la population birmane.

Entre deux récits nationaux

Pour autant, l’unité nationale promue par le gouvernement en exil reste fragile puisque des tensions inter-ethniques persistent par endroit. Ce fut l’un des axes de travail de l’administration Aung San Suu Kyi entre 2016 et 2021 : « La LND [Ligue de défense nationale] a essayé de séculariser lespace public, en instrumentalisant moins le religieux afin de laisser la place à toutes les fois ». Malgré tout, le gouvernement a commis quelques maladresses et erreurs, notamment en cherchant à ériger des ponts et des statues à l’effigie de Aung San, le père de la lauréate du prix Nobel de la paix 1991. Cela a été perçu comme une tentative d’imposer le récit national birman aux autres ethnies qui composent le pays, et qui possèdent des héros nationaux qui leur sont propres.

Quant à la junte, elle se pose en garante de l’unité nationale, défenseure d’une identité sans compromis, craignant par-dessus tout son morcellement. D’où le changement de capitale, de Rangoun à Naypyidaw, récurrent dans la tradition historique du pays et ayant pour dessein de donner un nouvel élan à la nation. Pour de nombreux acteurs, dont la Chine, il est difficile de comprendre pourquoi la junte a choisi de réaliser un coup d’Etat : « La Constitution de 2008 avait été fixée par l’armée pour l’armée. Elle avait tellement de poids » rappelle Alexandra de Mersan. Deux récits nationaux et autant de modèles de société s’affrontent dans ce conflit protéiforme entre deux camps aux aspirations politiques, sociales, religieuses et économiques diamétralement opposées. 

Vers la démocratie?

Selon l’anthropologue, il ne fait pas de doute : « S’il existe une possibilité de création d’un Etat-nation, cela passera par un parti: la LND. Il sera nécessaire de se rallier autour dune figure. On aperçoit un véritable idéal démocratique dunité dans la diversité. Il est incarné par le nouveau discours de lethnie Bama, sensibilisée aux souffrances des différentes minorités par la répression violente de l’armée. On constate une volonté de prendre en compte les diversités culturelles, ethniques et religieuses dans le nouveau système gouvernemental. Et ce discours n’est pas politique ou opportuniste, il est sincère même si pas forcément entendable par tous ».

En cinq années de transition, de 2016 à 2021, le fossé entre l’armée et la société semble s’être creusé. Les autorités politiques birmanes s’étaient alors intéressées à plusieurs modèles de démocratie fédérale, se déplaçant en Allemagne, en Suisse, où encore aux Etats-Unis pour s’inspirer. Actuellement, plusieurs lectures coexistent quant à l’évolution du conflit. Si selon David Camroux « la situation évolue lentement » ajoutant que « la guerre va durer des années », pour Alexandra de Mersan, la donne est différente. Elle craint l’essoufflement du mouvement démocratique : « Jusqu’où la nouvelle génération aura-t-elle la force de se battre ? Je ne vois pas la Tatmadaw se fissurer car lorsque lon porte notre regard sur le temps long, on décèle une forme de récurrence cyclique qui impacte notre faculté à imaginer un dénouement différent ».

Un « point de non-retour » a été atteint selon les deux experts, rendant une résolution pacifiste du conflit inenvisageable à court-terme. La communauté internationale détient donc une partie du destin du pays entre ses mains. En armant la rébellion, elle donnerait au gouvernement d’unité nationale un espoir de succès, mais pourrait aussi, si elle poursuit son inaction, offrira un terreau favorable à la junte pour asseoir son emprise sur une population instrumentalisée.