Amérique latine, une indépendance contrariée

La pandémie a plongé le continent dans l’une des crises économiques les plus graves de son histoire, en s’ajoutant à une large remise en cause des fondements de la démocratie. Les solidarités régionales étant au point mort, la promotion d’un agenda commun semble de plus en plus incertain dans un contexte où les changements de rapports de force internationaux s’accélèrent drastiquement. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de l’Amérique du sud, surpassant les Etats-Unis qui tournent à nouveau leur attention au-delà du Rio Bravo.

Par Geoffrey Comte

De la démocratie aux Amériques

« L’Amérique latine a connu deux tsunamis avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. D’une part, une restauration conservatrice qui a touché une grande partie de la région, succédant à la « vague rose », et qui prône un retour aux politiques d’ajustements structurels. D’autre part, la pandémie a eu impact considérable sur les systèmes de santé fragiles du continent le plus inégalitaire au monde » assure Juan Agulló, Professeur associé à l’Institut latino-américain d’économie, de société et de politique (UNILA) au Brésil. La région concentre plus d’un tiers des décès mondiaux.1 86 millions de personnes vivent désormais en situation d’extrême pauvreté, un retour en arrière de 27 ans affectant 13,8% de sa population.2 Une large partie de ses habitants vit de l’informalité dans des lieux de misères endémiques où l’accès à l’eau et aux soins demeure difficile. La pandémie a dévoilé l’état des fragilités comme des dépendances sud-américaines. La croissance régionale est attendue à 2,1% en 2022 alors que l’investissement public atteint seulement 19,5% du PIB, largement en-dessous de la moyenne mondiale de 26,8%.3

« Depuis 2014, l’orientation politique des gouvernements latino-américains tend vers un effritement démocratique. Plusieurs régimes ont évolué vers des formes d’autoritarisme à l’instar du Nicaragua, du Venezuela, du Salvador ou encore du Brésil, où le président Bolsonaro menace de ne pas reconnaître les résultats électoraux. C’est un phénomène inédit depuis la transition démocratique des années 1980-1990. Ces cas témoignent d’une vague de « dé-démocratisation » en raison de la crise organique que traverse le continent. Cette période de moindre abondance complique la fabrication du consensus social et aggrave la polarisation politique. En réaction, les gouvernements ont eu recours à la force pour réprimer brutalement les mouvements sociaux au Chili comme en Colombie, même si le processus constitutionnel chilien sert in fine de contre-exemple à cette dynamique» souligne Thomas Posado, chercheur associé au Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris.

Si l’incertitude semble être le maître mot pour qualifier l’avenir de l’Amérique latine, cette dernière devient progressivement un nouveau théâtre de la rivalité sino-américaine tant sur le plan économique que diplomatique.

Le volte-face nord-américain

Lors du Cumbre de las Americas en juin, Washington s’est présenté comme le fer de lance d’un ambitieux projet régional, nommé Partenariat des Amériques pour la prospérité économique, se focalisant sur les questions migratoires, environnementales, de transition numérique et de développement. L’administration Biden a mis en avant la formation de 500 000 travailleurs sanitaires en prévision d’une nouvelle pandémie ainsi qu’une réforme de la Banque Interaméricaine de Développement pour pallier l’absence chronique d’investissements, au sein de laquelle les Etats-Unis aimeraient augmenter leur participation financière.4 En vue de contenir la crise migratoire, un programme commun a été signé élargissant les possibilités de migrer légalement. Entre 2023 et 2024, les Etats-Unis se sont également engagés à augmenter leurs quotas de réfugiés à 20 000 et à mieux protéger les travailleurs précaires non-agricoles venus d’Amérique centrale. Les négociations devraient s’ouvrir en début d’automne prochain.5

Une série de promesses qui a réuni 21 nations à Los Angeles pour faire front commun autour du nouvel agenda américain de Washington, se tournant vers un espace qui a longtemps été l’angle mort de sa politique étrangère, résolument tournée vers l’Asie. « Nous avons besoin de plus de coopération, d’un objectif commun et d’idées transformatrices. Le besoin n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui. [Nous devons] renouveler notre conviction que la démocratie n’est pas seulement la caractéristique déterminante des histoires américaines [mais son] ingrédient essentiel » a déclaré le président Joe Biden lors de la cérémonie d’ouverture.

Pourtant, cette approche diplomatique semble désuète, non moins que manichéenne, divisant la région en deux camps distincts entre démocratie et sa némésis illibérale. « Notre région n’est pas divisée entre la gauche et la droite, entre les libéraux et les conservateurs, mais entre ceux d’entre nous qui sont des démocrates et ceux qui sont des autocrates » a affirmé l’ancien président colombien Iván Duque mettant ainsi à l’index les pays exclus du 9e sommet des Amériques.6 Cette excommunication concerne le Cuba de Miguel Díaz-Canel, le Venezuela de Nicolás Maduro et le Nicaragua de Daniel Ortega, qualifiée de « discrimination [de] peuples entiers » par le chef d’Etat vénézuélien.7. Cette logique d’anathème a suscité le refus de participer au sommet de la part des gouvernements du Mexique, de la Bolivie, du Honduras et de quatorze Etats de la Communauté caribéenne. Un événement qui témoigne de la distance existante entre agenda étasunien et besoins sud-américains que son rival chinois a su contenter au cours des dernières décennies.

Le tournant vers la Chine

Les marges de manœuvre de Washington sont restreintes par une situation intérieure délicate pour le leader démocrate. Avec l’arrivée des midterms, une levée des sévères sanctions sur Cuba et le Venezuela pourrait attirer les foudres de l’électorat hispanique. L’échec du projet Build Back Better World au Sénat a aussi sapé la principale tentative de concurrencer les « nouvelles routes de la soie » conduites par la Chine sur le continent latino-américain.

Depuis les années 1990, Pékin tente d’acquérir le leadership du Sud global en misant sur sa rhétorique de « plus grand pays en développement ».8 Un rapprochement avec l’Amérique latine lui permet donc de conjurer les « coalitions antichinoises », promouvoir la rhétorique de la « Chine unique », s’assurer de l’approvisionnement en matières premières ainsi qu’en ressources agricoles et obtenir de nouveaux débouchés commerciaux. Entre 2008 et 2020, les ventes chinoises ont grimpé de 7,4 milliards de dollars à 150 milliards, dépassant les Etats-Unis comme premier partenaire commercial de la région. Ses ambitions se portent notamment sur les nations possédant une forte population et un grand marché intérieur réel, à l’image du Brésil et du Mexique. Son appétit en matières premières pousse naturellement la Chine vers le cuivre chilien, le pétrole vénézuélien ou encore le lithium argentin. En 2022, la croissance du marché chinois des exportations régionales devrait augmenter de 35%.9 Une concentration préoccupante qui place la Chine en quasi-situation de monopsone, en l’absence d’une politique régionale et d’acheteurs équivalents.

Les liens diplomatiques se tissent au sein des espaces régionaux de dialogue, à l’instar de la Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (CELAC), où la Chine possède son propre forum, tout comme au travers d’accords bilatéraux. Au-delà du multilatéral et du bilatéral, un autre niveau de coopération a connu une grande accélération durant la pandémie : celui de la para-diplomatie locale. Entre 2015 et 2021, les accords de jumelages entre villes sud-américaines et chinoises sont passés de 147 à plus de 200.10 Initialement des lieux d’échanges culturels et humains, ces derniers deviennent des espaces de décisions où les villes jouent un rôle direct dans la politique internationale. « Ce mécanisme de relations, qui repose généralement sur la coopération en matière de culture, de sport, de langue, de tourisme, d’éducation et de commerce, et parfois aussi d’exploitation minière, est lié à la stratégie de politique étrangère. En cas d’approfondissement, certaines actions sont immédiates, comme l’octroi de bourses d’études. Les ambassades chinoises ont un rôle clé dans la promotion de la culture de proximité, également liée à la stratégie de politique étrangère, considérant que la Chine doit être reconnue comme une entité unique et renforçant le dialogue multilatéral » avance Andrés Raggio, chercheur de la Chaire de Chine contemporaine du Secrétariat général de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLASCO) au Costa Rica.

Des veines ouvertes à la souveraineté écologique ?

L’Extrême-Occident éprouve des difficultés à promouvoir un agenda régional, centré autour d’un modèle alternatif à l’extraction de commodities. Pourtant, les demandes de cuivre et lithium, présents en abondance dans le cône sud, ne cessent d’augmenter pour répondre à la production d’équipements numériques et propres. « La Bolivie essaye de fédérer autour d’un projet semblable à une OPEP du lithium, capable de potentiellement réunir le « triangle du lithium » formé avec l’Argentine et le Chili. Cependant, il ne faut pas être naïf. Si la situation actuelle permet plus de flexibilité grâce à la présence de la Chine, les modèles d’exploitation sont néanmoins très différents, nationalisés en Bolivie mais privés en Argentine par exemple, et la logique commerciale de court-terme l’emporte sur la vision supranationale. L’histoire de l’Amérique latine correspond à celle des cycles économiques de la valorisation des matières premières, qu’elles soient le sucre, le pétrole ou bien le caoutchouc. Ces chaînes de valeurs sont anciennes et permettent une insertion rapide dans les échanges internationaux, d’où la complexité de créer un agenda régional qui suppose une perte de souveraineté avant de bâtir une politique commune » poursuit Juan Agulló.

Et de conclure : « Avec l’exclusion de la Russie comme fournisseur de matières premières et d’énergie, l’Union européenne pourrait faire preuve de plus de réalisme en s’intéressant davantage à l’Amérique latine qui est en une source historique. Cela pourrait lancer de nouvelles coopérations. Mais, en se tournant vers d’autres partenaires commerciaux, le continent n’est plus aussi dépendant des Etats-Unis comme de l’Europe qu’auparavant et ce nouveau rapport de force sera à prendre en compte ».

1Christophe Ventura, Amérique latine et Caraïbes, s.l., Armand Colin, 2021.

2Camillo Cid et María Luisa Marinho, Dos años de pandemia de COVID-19 en América Latina y el Caribe: reflexiones para avanzar hacia sistemas de salud y de protección social universales, integrales, sostenibles y resilientes, Santiago de Chile, Comisión Económica para América Latina y el Caribe (CEPAL), juin 2022.

3Le Figaro avec AFP, « Croissance en baisse à 2,1% en 2022 en Amérique latine et Caraïbes », 12 janv. 2022p.

4RFI avec AFP, « Biden busca acercarse a Latinoamérica en apertura de Cumbre de las Américas », RFI, 8 juin 2022p.

5Trevor Hunnicutt, Daina Beth Solomon et Matt Spetalnick, « Biden unveils new Latin America economic plan at reboot summit dogged by dissent », Reuters, 9 juin 2022p.

6Infobae avec ESE, « Cumbre de las Américas : Joe Biden presentó la Declaración de Los Ángeles para contener la crisis migratoria », Infobae, 10 juin 2022p.

7RFI avec AFP, « Maduro señala a Estados Unidos de “discriminar a pueblos enteros” en Cumbre de las Américas », RFI, 25 mai 2022p.

8Jean-Pierre Cabestan, « Chapitre 10. La Chine et les pays en développement. Entre coopération, prédation et leadership » dans La politique internationale de la Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, vol.3e éd., p. 527601.

9Le Figaro avec AFP, « Amérique latine: hausse des exportations de 25% en valeur en 2021 », LEFIGARO, 7 déc. 2022p.

10Andres Raggio, China-Latin America twinning arrangements: What are they and where are they going?, https://latinoamerica21.com/en/china-latin-america-twinning-arrangements-what-are-they-and-where-are-they-going/ , 7 mars 2022.