A l’aune des élections, quelle voie pour le Brésil ?

L’élection présidentielle d’octobre prochain verra s’affronter le « capitaine du peuple », en la personne du président sortant, contre le « guerrier du peuple brésilien », Luiz Inácio Lula da Silva, fraîchement revenu sur le devant de la scène politique après l’annulation des charges qui pesaient contre lui. La polarisation du pays est historique tout comme les enjeux entourant cette élection. La diplomatie brésilienne est au point mort, son corollaire étant la paralysie de l’intégration régionale. Les voix des électeurs pourront-elles traduire une nouvelle voie diplomatique ?

Par Geoffrey Comte

Saudade

« Cette terre est notre terre, c’est notre Brésil. Notre ennemi n’est pas extérieur, il est intérieur. Ce n’est pas un combat de la gauche contre la droite, c’est une lutte du bien contre le mal » a clamé Jair Bolsonaro lors de la réunion du Parti Libéral (PL) à Brasilia le 27 mars dernier. Devancé dans les sondages par son rival, le président sortant a rassuré ses troupes : « un sondage mensonger répété mille fois ne fera pas un président de la République »1.

Après le passage de la pandémie, le Brésil a connu un net retour en arrière. Son PIB a chuté de 3,9% en 2020 avant de retrouver une croissance de 4,6% l’année suivante2. Ce pays a essuyé environ 667 000 morts du coronavirus, soit le troisième bilan mondial après la Russie et les Etats-Unis. Le chômage touche désormais 13,7% de la population, 19 millions de Brésiliens souffrent d’insécurité alimentaire tandis que l’extrême pauvreté atteint un habitant sur trois3. « L’élection de Jair Bolsonaro a aggravé l’érosion de la démocratie brésilienne sur fond de crises socio-économique, sanitaire et de défiance aiguës envers les autorités comme les institutions de représentations. Si le militantisme politique conserve sa vitalité, la population brésilienne se déplace moins aux urnes, préférant payer l’amende prévue en cas d’abstention » pointe Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine.

(Dés)Ordre et Progrès

Le 23 mai, une intervention de police a tué 23 personnes parmi lesquelles des victimes de balles perdues et « au moins [celles de] 20 marginaux liés au trafic de drogue » selon l’actuel président brésilien4. Malgré le soutien des classes moyennes, sa politique de « zéro tolérance » a intensifié les brutalités policières et alimenté les sentiments d’insécurité comme d’impunité. Durant les quinze dernières années, la police brésilienne a été responsable de la mort de 14 720 personnes selon le portail d’information G1 Rio, dont la majeure partie était des afro-descendants5. Les Brésiliens sont aussi plus armés que jamais grâce à la trentaine de décrets de libéralisation du port d’armes mis en œuvre depuis janvier 2019. Les licences civiles culminent à 1,3 million et dépassent le total d’armes de la police militaire, estimé à 583 500 unités6. Les ventes d’armes accélèrent l’augmentation des homicides, à hauteur de 63 880 par an dans le pays, non moins que les violences faites aux femmes.

La mainmise militaire a pour objet de maîtriser l’explosion des violences. Mais, cette présence tacite a été instrumentalisée par Jair Bolsonaro comme un moyen de se maintenir au pouvoir en cas de déroute électorale. Pourtant, « l’hypothèse du putsch militaire semble peu probable. Plus de 6 000 militaires occupent des postes de direction au sein de l’appareil étatique. Cette influence et ce pouvoir s’étendent également au secteur privé, via les participations étatiques, et n’a cessé de croître sous l’égide de Bolsonaro. En revanche, on ne peut écarter le scénario d’une remise en cause rhétorique de la probité de l’élection à l’image de l’exemple étatsunien. Ce type de discours a un effet prescripteur sur les bases militantes, il peut avoir pour conséquence directe d’engendrer de la violence politique dans une société polarisée et de saper la légitimité des institutions démocratiques, ce qui pourrait se traduire par un climat propice aux affrontements » alerte le chercheur français.

Retour à l’équidistance

La diplomatie brésilienne accuse une perte de vitesse depuis les manifestations de 2013. Sa tradition internationaliste a reçu l’extrême-onction par le projet chrétien nationaliste de Jair Bolsonaro. Cet isolement diplomatique a renforcé la désintégration commerciale au sein du Mercosur, entraînant une baisse des investissements et de l’internationalisation des entreprises sud-américaines. L’absence de leadership régional complique la fixation de consensus et fragmente les politiques régionales. Durant la pandémie, le manque de coopérations sanitaires et financières l’a parfaitement illustré. « La Constitution brésilienne met en exergue les valeurs de sa politique extérieure que sont l’autodétermination des peuples, la résolution pacifique des conflits et la recherche de l’intégration économique, politique, sociale et culturelle des peuples d’Amérique latine. Le Brésil doit mener la gouvernance sud-américaine au travers d’une position proactive d’équidistance et de non-alignement afin d’entretenir un dialogue ouvert avec ses voisins comme le reste du monde » précise Pedro Silva Barros, ancien directeur des affaires économiques de l’UNASUR (Union des nations sud-américaines).

Le Brésil partage dix frontières, dont celle de la Guyane qui est la plus longue démarcation de la France. Le retour à un agenda régional sera primordial pour le prochain mandataire, en particulier avec l’Argentine, son deuxième partenaire commercial après la Chine. Ce voisin absorbe plus de 90% des biens manufacturés provenant du Brésil, un débouché essentiel pour son tissu industriel. Si bien que les exportations chinoises en dollars sont moins lucratives que les marchés argentins. « Durant la dernière décennie, les industries brésiliennes et argentines ont beaucoup souffert. Une stratégie de relance pourrait être la création d’un marché latino-américain de l’énergie. Créer une interdépendance se traduirait par une baisse des conflits et de la polarisation politique, à l’instar de l’Europe. La première étape serait de profiter de la renégociation prévue en 2023 du traité d’Itaipú, signé avec le Paraguay dans les années 1970. L’accord prévoyait l’envoi de ressources hydroélectriques à un prix privilégié exclusivement au Brésil, en échange du financement des infrastructures. La deuxième étape serait le rétablissement des contrats à long terme avec la Bolivie, déjà dans le cadre d’un accord régional » indique l’économiste brésilien.

Si le contexte régional semble favorable à la révision de traités énergétiques, la sécurité-défense incarne un autre champ de gouvernance et de souveraineté. Brasilia détient plusieurs projets stratégiques de long-terme, lancés durant les années 2000, à l’image de la coopération avec la France sur le sous-marin Scorpène, la construction d’une base sous-marine et un chantier naval moderne. Plus récemment, le pays a relancé une commande de 30 chasseurs JAS-39 E/F Gripen NG auprès de l’équipementier suédois Saab. « Depuis 2017, le Conseil de la Défense sud-américaine est paralysé alors que la rivalité sino-américaine s’intensifie par le monde. Une diplomatie équidistante permettrait de raviver la confiance et les discussions multilatérales au sein de l’UNASUR ainsi que de se rapprocher des autres acteurs incontournables de la politique internationale » prolonge Pedro Silva Barros. Et de conclure : « En coopérant avec tous, nous valorisons notre base industrielle de défense et assurons la stabilité de notre pays tout autant que celle de la région toute entière ».

1Marcelo Tuvuca, « Se aparecer corrupção, colaboraremos para que fatos sejam elucidados, diz Bolsonaro », CNN Brasil, 27 mars 2022p.

2Le Figaro avec AFP, « Le Brésil sort de la récession au quatrième trimestre, croissance de 4,6% en 2021 », Le Figaro, 4 mars 2022p.

3Bruno Myerfeld, « Le Brésil sombre dans l’extrême pauvreté », Le Monde.fr, 12 oct. 2021p.

4Thierry Ogier, « Au Brésil, les violences policières minent la démocratie », La Croix, 3 juin 2022p.

5Filipe Brasil, « Pessoas negras e pardas morreram 4,7 vezes mais do que brancas em ações da polícia no RJ nos últimos 15 anos | Rio de Janeiro | G1 », g1 Rio, 20 nov. 2021p.

6Jaqueline Deister, « Número de armas de uso amador circulando no Brasil já supera o da Polícia Militar », Brasil de Fato, 17 janv. 2022p.