Le Chili face à son destin

L’élection de Gabriel Boric au poste de président de la République chilienne, en mars dernier et avec 55% des suffrages, ainsi que le lancement d’une assemblée constituante dans le pays dessinent les contours d’une nation en pleine évolution. Dans un Chili centralisé au modèle néolibéral depuis trois décennies, si les défis sont légion pour le gouvernement Boric et le processus constitutionnel, les motifs d’espoirs existent bel et bien.

Par Corentin Dionet

« En politique, le doute doit suivre la conviction comme son ombre ». L’adage d’Albert Camus est érigé au rang de philosophie par Gabriel Boric. Le candidat de l’union de la gauche radicale – qui souhaite construire un État-providence grâce à une large réforme fiscale et a envoyé pour premier projet de loi au Congrès la ratification par le Chili des accords d’Escazú – est ainsi devenu le président le mieux élu de l’histoire de la démocratie chilienne. Celui qui souhaite rompre avec la figure d’Augusto Pinochet, dictateur mortifère, a nommé comme un symbole la petite fille de Salvador Allende au ministère de la Défense, constituant un gouvernement jeune et mixte. De quoi alimenter les critiques de l’opposition relayant son inexpérience.

Un processus constitutionnel en ébullition

Dix-huit mois avant l’élection de Gabriel Boric et à la suite d’un référendum, en octobre 2020, un processus d’assemblée constituante a été lancé au Chili. La rédaction de cette nouvelle Constitution a démarré le 4 juillet 2021 et le peuple chilien votera pour l’approuver ou la refuser le 4 septembre 2022. Présidé par l’universitaire Mapuche Elisa Loncon1 et majoritairement composé d’élus indépendantsselon une logique paritaire, ce processus constituant fut impulsé par des leaders provenant de la société civile et est issu des territoires. Les mesures y sont proposées puis votées en commission avant l’adoption en séance plénière (2/3 des suffrages sont nécessaires), puis, de l’harmonisation aux normes transitoires jusqu’au préambule, trois cadres de systématisation décrètent leur constitutionnalité.

Si les premiers sondages pointent vers un rejet de la nouvelle constitution, les dispositions concernant les enjeux clés (droits sociaux, santé, éducation) n’ont pas encore été validées et publicisées, ce qui pourrait changer la donne. Le politologue chilien, Juan Carlos Arellano2, indique : « Aujourdhui, le rejet de cette nouvelle Constitution apparaît comme une possibilité. Les indécis détiennent la clef de ce scrutin. Les supporters de la nouvelle constitution insisteront, pour les convaincre, sur les nombreux droits quelle va octroyer, cherchant à entretenir lespoir dans la population tout en opposant ce texte à la figure dAugusto Pinochet. Ses détracteurs mettront en lumière les nombreux dangers représentés par cette Constitution pour les divers groupes d’intéts, tout en arguant quil existe un plan B et quil est possible de poursuivre le processus constitutionnel ».

Alberto Acosta, économiste, ancien ministre des Energies et des Mines et président de l’Assemblée constituante de l’Equateur, explique : « Nous sommes dans une conjoncture de transition. Comme le disait Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître ». Tout ne sera pas résolu du jour au lendemain. La nouvelle constitution est indispensable mais pas suffisante. En réalité, c’est un point de départ, non darrivée ».

De multiples points de fracture

Les divisions perdurent dans la société chilienne, entre dirigeants et dirigés tant sur le plan économique que sur le plan politique, entre blancs et indigènes, notamment les Mapuches, mais aussi entre villes et campagnes ou centres et périphéries. Le docteur Ruben Martinez Dalmau, professeur de droit constitutionnel à Valence, spécialiste des processus constituants et de la démocratie en Amérique, souligne : « Il faut dépasser les divergences. Il existe une dette territoriale causée par la centralisation à outrance du Chili et la nouvelle Constitution pourrait permettre une émancipation territoriale des périphéries en leur offrant plus de responsabilités ». Ce, notamment grâce à l’institution de la « Chambre des Régions », qui va remplacer le Sénat dans le processus constitutionnel et mettre en œuvre le droit à la santé, à l’éducation, au logement ainsi que le budget et les lois établissant ou modifiant la division politico-administrative du pays3.

Sur le volet sécuritaire, au début du mois de mai, Gabriel Boric a exprimé la nécessité de créer un « nouvel accord sécuritaire »4 après l’assassinat d’un policier suite à un délit de fuite dans le sud du pays où le « conflit mapuche » se poursuit. Le président a été forcé de prolonger une présence militaire sur place qu’il décriait quelques semaines auparavant5. Ancienne figure des mouvements sociaux étudiants, Gabriel Boric assurait ne pas vouloir transiger sur la question des violences contre les droits humains. Le nouveau gouvernement chilien punira-t-il les policiers pour leurs actions disproportionnées face aux manifestants ?

Le manque de confiance de la population dans ses institutions n’a d’égal que la défiance et le scepticisme de cette dernière face aux partis politiques traditionnels : « Ces derniers sont en situation de faiblesse. Le vote est volatile, plus dirigé vers des personnalités que des partis » décrypte Juan Carlos Arellano. Témoin de cette défiance, l’abstention. Le référendum constitutionnel n’a attiré qu’un votant sur deux et l’élection pour les représentants de l’assemblée constituante n’affiche que 60% de participation. Une abstention si élevée dans des suffrages si primordiaux souligne des tendances lourdes.

Entre espoirs et défis

Les défis sont nombreux pour le gouvernement Boric, mais deux thématiques affleurent particulièrement : la fiscalité et l’environnement. Comment concilier la construction d’un État-providence à la situation économique précaire du Chili, durement frappé par la pandémie et où la croissance est minime ? Il n’existe que peu de motifs d’espoir pour Juan Carlos Arellano : « Les ambitions sont élevées et il sera difficile de remplir les objectifs. LEtat chilien est précaire, sa dette sest accrue. Mais le ministre des Finances Mario Marcel, ancien président de la Banque centrale, détient la confiance des partis comme des entreprises et est très respecté. C’est une personne très bien préparée mais je ne sais pas si cela sera suffisant pour dépasser toutes les difficultés du pays». Pour parvenir à financer sa réforme fiscale, Gabriel Boric pourrait être tenté d’investir dans le lithium, une ressource abondante au Chili. Alternative aux énergies fossiles, avec un marché en Yuan, le cours du lithium a été multiplié par 2,5 au cours des cinq dernières années pour friser les 80 000 dollars par tonne en mars dernier6.

Mais cela ne semble pas conforme aux convictions du président chilien. « Démocratie et extractivisme ne peuvent pas coexister. L’Amérique latine dépend des exportations de ses ressources naturelles avec une économie extractiviste, ce qui explique sa léthargie. Le lithium, cest la nouvelle expression de ce continuum historique » affirme Alberto Acosta. Le peuple chilien semble en avoir conscience puisque le processus constitutionnel, précurseur, contient une loi consacrant les droits de la nature. Seul bémol, « le langage est ambigu, on ne sait pas vraiment comment ces droits seront implémentés. Aujourdhui, ces concepts académiques sont difficiles à absorber pour une majorité de la société » explique Juan Carlos Arellano.

Pour autant, des changements sont déjà perceptibles dans d’autres strates. Le Chili a, par exemple, désigné la manipulation cognitive comme un acte préjudiciable pour l’humanité en 2020, avant d’adopter une loi sur les neurodroits l’année suivante, créant ainsi une possible jurisprudence sur les droits humains. Une première mondiale qui attire les regards et suscite un grand intérêt de par le globe. Alors que le flou et l’incertitude règnent sur l’avenir chilien, les prochains mois seront décisifs. En pleine période de transition, le pays va-t-il définitivement rompre avec son héritage néolibéral ? Le scrutin du 4 septembre prochain donnera des perspectives. Une chose est sûre, la sécurité étant un pilier du développement, si Gabriel Boric et son gouvernement souhaitent construire un État-providence au Chili, il sera nécessaire de réduire l’insécurité ayant trait au « conflit Mapuche » et aux violences policières dans le pays.

1 Le Monde avec AFP, (Juillet 2021) « Le Chili lance le processus de rédaction de sa nouvelle Constitution ».

2 Il est également directeur du département de sociologie, sciences-politiques et administration publique à l’Université catholique de Temuco, au Chili.

3 “Convención aprueba artículo clave para la Cámara de las Regiones con votos de Vamos por Chile” Fundacion Chile descentralizado… desarrollado.

4 EFE (mai 2022), « Boric plantea un « acuerdo nacional de seguridad » tras la muerte de un policía ».

5 Genoux Flora, (mai 2022), « Chili : le gouvernement mis en difficulté par le « conflit mapuche » », Le Monde

6 Agullo, Juan. (Mai 2022), « Oro blanco: la emergencia geopolítica del litio », Latinoamerica 21