Le Panama : les sombres dessous d’une « success story »

Le Panama, petit Etat centre-américain, connaît une croissance économique florissante et une stabilité politique inégalée dans la région. Pourtant, derrière ces apparences se cache une toute autre réalité. Alors, quel est le prix de cette « success story » sans pareille en Amérique latine ?

Par Camille Léveillé

Une stabilité politique favorisant la réussite économique

En 1999, après la restitution par les Etats-Unis du contrôle du canal du Panama à l’Etat centre-américain, le pays aurait pu, comme bon nombre de ses voisins, sombrer dans un cercle vicieux d’instabilité politique et de crise sociale et économique. Pourtant, le Panama a toujours été politiquement stable notamment avec la prise de pouvoir du PRD, parti politique autoritaire qui a réussi sa transition vers la démocratie1 remportant plusieurs élections présidentielles depuis le départ des Américains. La stabilité politique aidant, le Panama se trouve être l’un des pays les plus riches d’Amérique latine avec un PIB par habitant de 12 500 $2. En 2021, la croissance économique était estimée à 12 % notamment grâce à la reprise du trafic dans le canal. Pour 2022-2023, le FMI prévoit un ralentissement de la croissance, cette dernière devrait avoisiner les 5%3.

La stratégie économique du Panama a naturellement été de se tourner vers l’exploitation de son canal, carrefour essentiel reliant le Pacifique à l’Atlantique. Il représente une manne économique importante pour le pays, atteignant, en 2019, 3 365 milliards de dollars de chiffre d’affaires grâce aux péages, services maritimes et vente d’énergie électrique produite par ses barrages4.

Autre stratégie mise en place par le gouvernement panaméen pour garder une économie florissante : attirer les investisseurs étrangers. Le Panama a réussi son pari. 150 multinationales ont en effet leur siège régional ou international à Panama City5, devenu l’un des principaux centres d’affaires de la région.

Le prix de la croissance : blanchiment et corruption

En 2016, l’affaire dite des Panama Papers mettait un coup de projecteur sur le pays. Le Panama aurait permis à 140 personnalités du monde entier de dissimuler d’importantes sommes d’argent à travers des sociétés offshores. Mais, au-delà de cette législation avantageuse, le Panama semble également être peu regardant concernant le blanchiment d’argent. Deux anciens présidents, Ricardo Martinelli et Juan Carlos Varela, ont été inculpés pour « blanchiment de capitaux » en 2020. Et, les politiques ne sont pas les seuls à recourir à ces méthodes. Les narco-trafiquants, foisonnant dans la région, utilisent le Panama pour faire de l’argent issu du trafic de drogue de l’argent dit « propre ». « De manière concrète, vous vous rendez à Panama City, vous allez vous rendre compte que le secteur de la construction sert le secteur du blanchiment dargent. Vous voyez une tour se construire, vous revenez 3 années plus tard, cette tour est vide et inhabitée. » témoigne Kevin Parthenay, docteur associé en Sciences Politiques au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI).

Si la situation liée au blanchiment d’argent dans le pays ne semble pas optimale, celle liée à la corruption ne l’est pas non plus. Classé à la 105e place sur 180 par Transparency International, la corruption occupe une place importante dans le pays. Deux fils de l’ancien président panaméen Ricardo Martinelli ont été condamnés à 3 ans de prison pour des faits de corruption en mai dernier.« La corruption au Panama est en grande partie systémique, elle est présente dans tout le pays. Le Panama n’échappe pas aux phénomènes classiques de corruption présents en Amérique latine. Par exemple, il y a des cas de corruption dans lattribution de marché public dans le secteur de la construction mais ce nest ni ce qui est le plus grave ni le plus apparent dans ce qui fait la singularité du Panama. » note Kévin Parthenay.

Le Panama, pays englouti dans une économie globalisée

L’économie panaméenne est grandement différente de celle des autres pays d’Amérique latine. « Elle apparaît véritablement comme insérée dans l’économie globale et est un révélateur des dysfonctionnements de cette même économie. Nous l’avons vu au moment des Panama Papers. Finalement, ce scandale est peu lié à la structure politique ou économique panaméenne mais il est associé à la manière dont les acteurs (personnalité étrangères, Etats ou entreprises) pouvaient tirer profit des services proposés par le Panama. Il y a une sorte d’illusion lorsque l’on aborde le cas du Panama qui tient à la singularité économique du pays qui semble plus développée que son environnement régional et qui est insérée dans l’économie globale. » souligne le chercheur.

Les inégalités sociales au coeur du système

« A mon sens, le Panama nest pas une success story, car, cela impliquerait que l’intégralité du pays bénéficie de cette réussite. Ce n’est absolument pas le cas. Malgré le développement et la croissance économique, il sagit de lun des pays qui connaît le plus grand fossé en termes d’inégalités à l’échelle latino-américaine. La répartition des richesses ne se fait pas au Panama » développe Kévin Parthenay. Le Panama est en effet l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Les revenus des 10 % les plus riches sont 35 fois plus élevés que les revenus des 10 % les plus pauvres selon la Direction Générale du Trésor français6. Autre fait marquant : en 2020, 23 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté7. Aucune mesure ne semble mise en place par le gouvernement pour tenter de réduire ces écarts de richesse. « Cela tient à la structuration du pouvoir de ces petits pays centre-américains. Par des longues chaînes historiques, les pouvoirs politiques et économiques sont aux mains dune petite élite qui sentretient et se maintient au pouvoir. » explique Kevin Parthenay.

Une lutte contre le blanchiment dargent ?

En 2019, le Panama s’était politiquement engagé à agir contre le blanchiment d’argent à travers le Groupe d’action financière (GAFI), organisme indépendant de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Mais, « les mesures qui ont été annoncées par le pays n’existent que sur le papier. Dans la réalité, elles ne sont pas appliquées. La volonté politique nest quapparente » dénonce Eric Vernier, spécialiste du blanchiment d’argent, de la fraude et des paradis fiscaux, directeur général de l’ISCID-CO. Et, le GAFI semble être du même avis puisqu’il « exprime à nouveau sa grande inquiétude quant à l’échec du Panama à respecter son plan daction, qui a expiré en janvier 2021. Le GAFI demande instamment au Panama de faire rapidement preuve de progrès significatifs dans lapplication de son plan daction dici juin 2022, faute de quoi le GAFI décidera des prochaines étapes, qui pourrait inclure […] dinviter toutes les juridictions à appliquer des mesures de vigilance renforcées dans leurs relations commerciales et transactions avec le Panama »8.

En février 2022, l’Union européenne a, elle aussi, maintenu le Panama sur la liste noire « des juridictions fiscales non coopératives »9. Le Conseil de l’UE souligne en effet que le pays n’est pas conforme à ses obligations concernant l’échange de renseignements à des fins fiscales et qu’il dispose d’« un régime dexonération des revenus de source étrangère dommageable »10. Mais, l’inscription du Panama sur cette liste pourrait évoluer car « le Panama entre et sort de la liste noire de lUE au gré des volontés politiques des uns ou des autres » déplore Eric Vernier.

Kevin Parthenay estime que la marge de manoeuvre des acteurs politiques panaméens est limitée : « le modèle économique reste très largement rythmé par des acteurs privés sur lesquels ils nont pas forcément la mainmise ». Et d’ajouter : « La capacité de coercition des politiques panaméens face aux noms de ceux qui ont caché leur argent dans des sociétés offshore dans le pays est très faible. Cest aussi un aveu de faiblesse des politiques du pays. Finalement, le Panama est un pays qui paraît offshore lui-même. Il y a certes une structure étatique, mais qui, dans le fond, ne va pouvoir que très peu de choses parce que le modèle économique est lui, hors-sol ». Et de conclure : « Quelles mesures politiques très concrètes peuvent sappliquer à une économie qui est déconnectée du territoire ? »

1 James Loxton, “ Panama’s Success Is Defying Political Science”, 28 janvier 2022, Foreign Policy

2 Banque Mondiale, données 2020

3 Le contexte politico-économique du Panama, Crédit agricole

4 “Le canal, pilier de l’économie du Panama”, La Presse, 31 décembre 2019

5 Kathleen Peddicord, “How Panama Became A Great Economic Success Story”, Life and Invest, 6 février 2022

6 Indicateurs et conjoncture – 2018/2019 du Panama, Direction Générale du Trésor

7 Niveau de pauvreté – nombre d’habitants (%), Index Mundi

8 Juridictions soumises à une surveillance renforcée – mars 2022, GAFI

9 “EU list of non-cooperative jurisdictions for tax purposes”, Conseil de l’Union européenne, 24 février 2022

10 Conseil de l’Union européenne, “Conclusions du Conseil relatives à la liste révisée de l’UE des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales”, 24 février 2022