Philosophie de la violence : un pas de côté avec Elsa Dorlin

A la confluence entre, d’une part, son engagement féministe, antiraciste et décolonial et, d’autre part, la philosophie de la violence se trouve une partie des travaux d’Elsa Dorlin. La philosophe française a écrit et publié un ouvrage intitulé « Se défendre : Une philosophie de la violence » réfléchissant au concept d’autodéfense et s’intéressant à la légitimité de la violence au sein des différentes strates de la société, constatant une inégalité du droit à la défense de soi.

Par Alexandre Guichard

Lorsque l’on se penche sur l’art d’Elsa Dorlin, son engagement militant ne peut être occulté. L’ensemble de son travail vise à donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas, en mettant en lumière leurs luttes. Son ouvrage « Se défendre : Une philosophie de la violence » représente un continuel pas de côté au fil des pages. L’auteure s’intéresse aux corps, proposant une généalogie non-exhaustive des mouvements sociaux recourant à l’autodéfense, et donc, à la violence, car vivant en dehors d’un cadre légal supposé protéger une catégorie réduite d’individus. « Cette capacité d’autodéfense est devenue un critère servant à discriminer entre ceux qui sont pleinement des sujets et les autres; celles et ceux dont il s’agira d’amoindrir et d’anéantir, de dévoyer et délégitimer la capacité d’autodéfense celles et ceux qui, à leur corps défendant, seront exposé.e.s au risque de mort, comme pour mieux leur inculquer leur incapacité à se défendre, leur impuissance radicale. »1 C’est là toute la prémisse de l’ouvrage : une partie de la société que l’on pourrait qualifier de dominants cherche à priver les dominés de leur capacité, et de leur droit, à l’autodéfense. Reprendre possession de ce droit à la défense de soi représente alors un passage obligé au sein des mouvements sociaux des dominés.

« Plus tu te défends, plus tu souffres, plus certainement tu meurs »

« De la cage de fer à certaines techniques modernes et contemporaines de torture, il est certainement possible de relever une même trame, un type comparable de techniques de pouvoir que lon pourrait résumer par ladage suivant : « Plus tu te défends, plus tu souffres, plus certainement tu meurs » »2. Ce faisant, la classe des dominants et ses prismes de représentation, qu’ils soient institutionnels ou non, forcerait celle des dominés à internaliser la domination. Soit, l’accepter comme étant légitime en la normalisant, ce qui donnerait plus de pouvoir encore aux classes dominantes, tout en la prémunissant de tout type de révolte.

En conqéquence, ces logiques d’internalisation de la domination sont combattues, et l’un des exemples utilisés par Elsa Dorlin réside dans le mouvement des Black Panthers, d’où est issu « la problématique du Black Power, très inspirée par la lecture des textes de Frantz Fanon, qui consiste en un déploiement de lautodéfense en défense-explosive, voire agressive, et se traduit par un appel à répondre, ou à montrer que lon peut répondre, « coup pour coup ». Et, dans ces conditions, face au canon dune arme pointée, il faut répondre par un coup de feu. Lautodéfense se comprend comme une contre-offensive »3. Elle devient « la philosophie de la lutte elle-même »4.

La pensée d’Elsa Dorlin décrit : « cette attribution exclusive dune action violente disqualifiée et disqualifiante, dune puissance dagir négative, à certains groupes sociaux, constitués comme des groupes « à risques », a aussi pour fonction dempêcher de percevoir la violence policière comme une agression »5. Elle se veut ainsi ancrée dans l’actualité, référence faite aux incidents survenus lors de la récente finale de Ligue des Champions au Stade de France.

Autodéfense et féminisme

L’un des éléments central de la réflexion d’Elsa Dorlin s’articule autour de son militantisme féministe, illustré dans son ouvrage par un chapitre sur le mouvement des suffragistes anglaises et leur maîtrise de l’art martial du ju-jitsu. Le choix de la pratique de l’art martial représenterait l’incarnation d’une réaffirmation d’un droit naturel à l’autodéfense face à la violence institutionnelle partant du « constat que la revendication dune égalité civile et civique ne peut être adressée pacifiquement à l’Etat puisque ce dernier est le principal instigateur des inégalités »6. L’autodéfense « devient alors en acte le creuset dun processus de conscientisation politique »7, alors même qu’il existe une véritable « tactique dautodéfense féministe »8.

L’accès à la citoyenneté pour les femmes, au moins en France, est également passé par la reconquête d’un privilège civique longtemps interdit aux femmes, celui de la défense de la patrie. « La défense nationale glorifie un idéal républicain de la citoyenneté qui peine à masquer les rapports de domination et la constitution effective de « citoyennetés » de seconde zone »9, que les minorités ont longuement combattu. « Le problème, de ce point de vue, est que ne pas avoir le pouvoir de « défendre la patrie » équivaut à ne pas avoir le pouvoir de se défendre, à rester désarmé.e dans la guerre continuée pour l’égalité »10, et ce, notamment car : « Mourir pour la patrie, cest mourir pour rester libre ou, plutôt, pour le devenir: cest mourir pour soi »11. Ainsi, reprendre possession de son droit à l’autodéfense et à la violence serait à la fois une déclaration politique et une affirmation de son humanité.

1 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 9.

2 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 8.

3 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 150.

4 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 152.

5 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 16.

6 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 64.

7 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 67.

8 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 67.

9 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 51.

10 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 52.

11 Elsa Dorlin (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones. Page 57.