L’Espagne, un modèle de transition numérique réussie ?

En Europe, la course à la connectivité bat son plein. Les fonds européens débloqués pendant la pandémie incitent les Etats-membres à accélérer la modernisation de leurs administrations publiques comme du secteur privé. Les enjeux de la numérisation en matière d’inclusion et de compétitivité forment le mantra des autorités espagnoles, multipliant les plans nationaux de relance et de transformation de l’appareil productif du Royaume.

Par Andréas Ley

Marca país1

Le passage de l’analogique au tout numérique est devenu une priorité européenne dans le but d’assurer la relance post-pandémie. 20% de l’instrument « Facilité pour la reprise et la résilience », d’une valeur de 672,5 milliards d’euros, sont alors dédiés à la transition numérique des Etats-membres, soit environ 135 milliards d’euros.2 Une aubaine pour l’implantation de la stratégie España Digital 2025 (renommée depuis Agenda España Digital 2026) qui a pu jouir d’un portefeuille de 8,8 milliards d’euros pour la seule période 2021-2022. Lancé en juin 2020, ce plan de modernisation vise à accélérer la numérisation des administrations publiques, développer la connectivité en mettant en œuvre une infrastructure 5G, assurer la pénétration technologique au sein des PME, former la population aux compétences digitales et promouvoir l’Espagne en tant que hub de contenus audiovisuels.

En juillet 2022, le Président socialiste, Pedro Sánchez, parlait d’une « opportunité pour régénérer notre économie et générer plus de cohésion sociale. […] Cette numérisation parle du pays que nous voulons être, ouvert au changement, avec une économie plus forte, plus inclusive et humaniste, et également engagée dans les grandes tâches de l’humanité [qui] doit être à l’avant-garde du développement d’une industrie [numérique] naissante telle que celle-ci ».3 Le Royaume a adopté la Charte des droits digitaux en juillet 2021, prévue par l’Agenda 2026. «  Bien qu’il ne soit pas de nature réglementaire, l’essence de ce texte demeure la protection des droits fondamentaux des citoyens, sans tomber pour autant dans l’inflation normative et doit servir de guide pour toute proposition législative future. Il reconnaît 5 catégories de droits adaptés aux besoins de la réalité digitale : les droits à la liberté, à l’égalité, à la protection des mineurs (parmi lesquels elle promeut la protection des mineurs dans l’environnement numérique), à la participation et à l’aménagement de l’espace public (y compris la déconnexion numérique dans le cadre du travail), et enfin, les droits numériques dans des environnements spécifiques. La Charte promeut des valeurs d’inclusion et de solidarité au travers d’une approche humaniste, inspirant directement la Déclaration Européenne sur les Droits et Principes Numériques qui devrait voir le jour d’ici la fin de l’année » soutient Laura Miraut Martín, directrice du département des Sciences Juridiques Basiques de l’Université de Las Palmas de Gran Canaria.

Un bond technologique ?

Dans la course à la numérisation, l’Espagne se place au-dessus de la moyenne européenne, à la septième place, loin devant la France, occupant le douzième rang. Durant la crise sanitaire, les confinements comme l’essor du télétravail ont entraîné une hausse de 80% des demandes de services publics sur internet. Le recours à l’électronique incarne aujourd’hui la voie royale pour plus de 70% des habitants non moins que 82% des entreprises.4 D’ici 2025, la moitié des services publics devrait être accessibles directement sur smartphone. Le Royaume se place en 3e place de l’Union en termes de connectivité, comblant progressivement les écarts de couverture des réseaux à très haute capacité entre zones rurales et urbaines. En 2020, les architectures de fibre optique jusqu’aux logements couvraient déjà 92% des ménages espagnols. La couverture Next Gen Access (NGA), déterminante pour identifier utilisateurs et périphériques en matière de sécurité informatique, obtient le même score.

Toutefois, les entreprises du Royaume souffrent d’un manque chronique d’investissements en R&D. Ces derniers ne représentent que 1,2% du PIB, contrairement à la France où ils atteignent 2,2% des revenus nationaux. Dès sa conception, la stratégie européenne souhaitait former 80% de la population régionale aux compétences numériques basiques au fil de la décennie. L’Espagne s’en inspire pour tenter de réduire la « brecha digital » (fissure) existante parmi les ménages espagnols mais également entre les sexes, les zones d’habitation, les classes d’âges, le niveau d’études ou encore de salaires. Seul 1,65% de l’emploi féminin concerne aujourd’hui les NTIC.

« Le grand problème de la transition numérique espagnole demeure le manque de formation ainsi que la méconnaissance du potentiel qu’offrent les nouvelles technologies. Si les entreprises ne savent pas employer ces dernières, il sera difficile de les valoriser. Pour adapter la productivité à l’ère digitale, il faut d’abord changer la culture entrepreneuriale du pays. Les entreprises doivent donc investir massivement dans les actifs incorporels en vue d’améliorer leurs organisations, la formation de leurs travailleurs, leur image de marque, dans l’innovation et les software afin de valoriser pleinement la transition numérique. L’Espagne a fourni un effort considérable en matière d’infrastructures et de dotation de biens comme d’équipements mais a peu fait pour améliorer les compétences digitales des actifs espagnols. L’Agenda Digital 2026 permet de pallier en partie ces manques » remarque Matilde Mas, économiste à l’Université de Valence.

Destruction créatrice

Le mantra du nouvel Agenda España Digital 2026 suit la triple logique de renforcer l’efficacité des services publics, la productivité des entreprises et la souveraineté espagnole. En 2022, le gouvernement Sánchez a impulsé une série de réformes de large ampleur, nommée Projets stratégiques pour la récupération et la transformation économique (PERTE), à hauteur de 30 milliards d’euros d’investissement public. Ces plans ont pour ambition d’approfondir la collaboration public-privé pour impulser une nouvelle vague d’innovation liée à la transition numérique espagnole.

Via le PERTE « santé d’avant-garde », le Conseil des Ministres cherche à intégrer les nouveaux outils numériques au sein du système national de santé. Ce plan de 982 millions d’euros a eu pour effet d’augmenter la croissance globale des investissements en TIC dans le système national de 16,62 % par rapport à 2021. Ces réformes ont traduit la volonté européenne de sortir de la dépendance étrangère à la fabrication des semi-conducteurs car l’Europe n’occupe que 10% de la fabrication mondiale. Le PERTE « CHIP » de mai 2022 se veut un instrument financier de 12,25 millions d’euros assurant la construction d’usines de semi-conducteurs et de microélectronique sur le territoire espagnol.

En février 2022, le Conseil des Ministres a validé le PERTE « chaîne alimentaire » doté d’un portefeuille de 1,8 milliard d’euros. Une partie de ce fonds s’est vu attribuer au projet Smart Farming CDAgrotic. Avec un budget global de 1,2 milliard d’euros, l’objectif est de numériser 70 % de la superficie nationale des cultures irriguées, l’équivalent de 2 600 000 hectares et de couvrir environ 300 000 exploitations irriguées.5 Enfin, le PERTE « nouvelle économie de la langue », jouissant d’un budget de 1,1 milliard d’euros, devra « maximiser la valeur de l’espagnol et des langues co-officielles dans l’économie numérique ».

Pilier de la confiance, la cybersécurité est également consacrée dans l’Agenda 2026. L’Espagne poursuit enfin ses travaux aux côtés de l’Allemagne dans le cadre de leur projet pilote commun pour développer un écosystème d’identités numériques transfrontalier décentralisé. Le pays se profile comme l’un des plus avancés parmi les grandes économies européennes en matière de migration numérique de ses administrations, selon l’eGovernment Benchmark publié par la Commission européenne.

1Equivalent espagnol de la « French touch » qui peut se traduire par « marque nationale »

2Décennie numérique de l’Europe: objectifs numériques pour 2030, https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/europes-digital-decade-digital-targets-2030_fr.

3Alberto Iglesias Fraga, « Pedro Sánchez, sobre la nueva agenda España Digital 2026: “La digitalización habla del país que queremos ser” », El Español, 8 juill. 2022p.

4Cécile Thibaud, « L’Espagne bon élève de l’administration numérique », Les Echos, 13 janv. 2022p.

5David Vigario, « Agricultura digital para mejorar la eficiencia del regadío en España », El Mundo, 3 mai 2022p.