La Colombie entre guerre et paix

Plus de 7,7 millions de personnes se trouvent en situation de besoin humanitaire dans le pays, dont plus de la moitié réside en zones rurales. Les catastrophes naturelles, la violence des affrontements armés et la forte migration vénézuélienne contribuent à mettre la pression sur les dispositifs d’aide présents en Colombie. Face à cette situation tendue, quel sera l’agenda du nouveau président Gustavo Petro et le rôle des partenaires du pays ?

Par Geoffrey Comte

Gouvernance criminelle

En 2016, la signature des accords de paix a permis l’arrêt d’un affrontement armé de plus de 60 ans entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). En contrepartie de la cessation du conflit, les guérilleros signataires ont abandonné les armes et certains d’entre eux ont intégré le Parlement colombien en tant que force d’opposition politique. Mais la violence armée perdure en Colombie. Le retrait des FARC représente une l’opportunité pour les groupes irréguliers concurrents, à l’image de l’Armée de libération nationale (ELN) et du Clan del Golfo qui contrôlent 11 départements sur 32.1 Refusant les accords de paix, certains membres ont saisi l’occasion de former de nouveaux contingents à l’image du Frente Decimo et de la Segunda Marquetalia, représentant une menace transnationale entre la Colombie et le Venezuela. Ces deux voisins partagent plus de 2 200 km de frontières poreuses où les forces étatiques sont peu présentes. Un espace géographique hautement stratégique pour les structures criminelles. Elles entrent en compétition pour la maîtrise de l’économie informelle composée de contrebande et de narcotrafic.

L’impact humanitaire de cette bataille pour la suprématie militaire est colossal : 5,8 millions de personnes vivent au cœur de zones sous l’influence de ces groupes irréguliers, notamment dans les régions de Córdoba, Antioquia, Nariño et Chocó, proches de la côte pacifique.2 4,5 millions de personnes n’ont pas accès à des sources d’eau de qualité, 3,2 millions ne disposent d’aucune installation sanitaire sûre et près de 2,4 millions sont privées de services de santé, notamment au cœur des régions d’Antioquia, de Cauca, de Norte de Santander et de Meta. « Durant les deux dernières années de pandémie, la situation humanitaire s’est aggravée, les médicaments et les biens de première nécessité ne parvenant plus à destination des populations les plus vulnérables » indique César Niño, professeur associé à la faculté d’économie, de commerce et de développement durable de l’Université de La Salle à Bogotá.

Partir pour survivre

Si le pays ne présente qu’un risque global moyen d’après le World Risk Index, la menace de désastres naturels reste omniprésente. Près de 500 000 personnes ont été touchées et environ 73 000 foyers ont été détruits au cours de l’année 2021.3 Ces sinistres résultent à 83% de cas de crues spectaculaires alimentées par deux saisons de fortes pluies, tandis que 6% d’entre eux proviennent de violents cyclones. En mars dernier, l’effondrement du barrage de La Mojana dû à une inondation soudaine a impacté plus de 153 000 personnes. La Marine colombienne, en collaboration avec les acteurs publics comme privés, a acheminé dans les zones les plus reculées 38 tonnes d’aide humanitaire via des kits de soins et hygiéniques, de la nourriture non-périssable et des vêtements.4

A cela s’ajoute la crise migratoire. L’effondrement économique du Venezuela a entraîné le plus large « exode »5 de son histoire. Plus de 6 millions d’individus ont quitté le pays. Parmi eux, 2,5 millions se trouveraient actuellement en Colombie. « La Colombie est un point de passage migratoire en vue d’arriver en Amérique centrale et rejoindre les Etats-Unis ou le Canada. Il existe des zones de tensions, à l’image du tampon de Darien à la frontière avec le Panama qui ne possède pas de forces militaires propres et où les migrants vénézuéliens sont particulièrement vulnérables. Ils y sont victimes de la migration irrégulière et des groupes criminels issus du conflit armé » précise César Niño.

Paix totale

Deux processus politiques à venir pourraient améliorer la situation humanitaire : le dégel diplomatique entre le Venezuela et la Colombie, et les négociations de paix avec l’ELN et les autres groupes irréguliers. Le rapprochement diplomatique entre les deux voisins entend endiguer les crises humanitaires et la violence armée, relancer le commerce, les opérations de sécurité et la coopération énergétique. Le point d’orgue de cette réconciliation s’est tenu en octobre dernier lors de la rencontre entre les deux présidents. « Nous avons l’intention d’initier une nouvelle dynamique économique et commerciale. Nous espérons que ce sera ainsi la fin de la crise humanitaire », a déclaré le président colombien depuis la résidence de Leonor Zalabata, ambassadrice du pays auprès des Nations unies.6 « Quand nous accèderons la paix totale en Colombie […] nous atteindrons l’harmonie et le bonheur pour le Venezuela, […] c’est ainsi que nous devons procéder » a reconnu à son tour le président vénézuélien Nicolas Maduro.7

« Pour le président Gustavo Petro, la paix totale signifie une négociation avec tous les groupes révolutionnaires et criminels afin d’imposer un cessez-le-feu multilatéral. Il s’agit avant tout d’une approche fondée sur la construction d’une confiance entre les parties prenantes du conflit armé. Chaque groupe possède ses particularités et nécessite donc une méthodologie adaptée. Dialoguer avec chacun d’entre eux paraît néanmoins difficile compte tenu de l’érosion des capacités des Forces armées nationales. L’initiative principale demeure les négociations avec l’ELN, pour lesquelles le gouvernement du Venezuela s’est porté volontaire pour jouer le rôle d’intermédiaire. Le président colombien s’est donné 4 ans pour résoudre les problèmes de sécurité du pays. Une course contre la montre à laquelle les groupes armées ne se souhaitent pas se soumettre » prolonge César Niño.

Un élan européen ?

Le 21 septembre fut le premier anniversaire du protocole d’entente entre la Colombie et l’Union européenne en vue de renforcer la coopération en matière politique, sécuritaire et climatique. Cet accord repose sur la résolution de l’accord de paix de 2016, la protection de l’environnement et la résilience face au changement climatique ainsi qu’un meilleur accompagnement des migrants. Ce protocole s’inscrit dans une longue histoire bilatérale, la Colombie étant la première destinataire de l’aide humanitaire européenne, à hauteur de 335 millions d’euros depuis 1994. En août 2022, la COP15 a relancé cette coopération.8 « [Ce pays] est une superpuissance écologique dotée d’une riche biodiversité. Nous travaillons main dans la main avec la Colombie pour parvenir à un résultat ambitieux. Nous voulons soutenir les pays partenaires dans leurs efforts et empêcher la vente sur le marché européen de produits et de matières premières liés à la déforestation » a déclaré Virginijus Sinkeviius, membre de la Commission chargé de l’environnement, des océans et de la pêche. Ainsi, le Programme indicatif pluriannuel 2021-2024 (PIP) pour la Colombie prévoit 75 millions d’euros de subventions européennes pour atteindre la neutralité carbone et la numérisation du pays à horizon 2050.

Au-delà de la volonté politique

Mais les plans d’intervention internationaux relèvent souvent de la posture. « Il a une forme de morale à deux vitesses. En 2021, les pays signataires de la COP 26 ont affiché leur volonté de réduire la consommation de combustibles fossiles mais ces derniers n’ont pas tenu leurs promesses. Cela continue d’aggraver le déséquilibre écologique entre les pays du Nord et du Sud. L’Allemagne s’est engagée à endiguer la déforestation mais a augmenté les plans d’achat de charbon au nord de la Colombie. Cette situation n’est plus acceptable » pointe Ruth Consuelo Chaparro, présidente de la Fundación Caminos de Identidad et d’ajouter : « Depuis plus de trente ans, nous organisons un processus d’accompagnement des communautés indigènes colombiennes. Nous cherchons à faire respecter leurs droits fondamentaux, à construire des écoles pour lutter contre l’analphabétisme et encourager les 30 000 gardes indigènes qui protègent leurs territoires ancestraux et leurs ressources naturelles» poursuit Ruth Consuelo Chaparro.

Reste à présent la volonté politique affirmée par le nouveau président qui devra être suivie d’effets. « Après des décennies de massacres à nous tuer les uns les autres dans une guerre fratricide, une violence permanente, (…) le changement veut dire sortir de cette guerre perpétuelle et construire la paix (…), c’est un ordre du peuple » a affirmé Gustavo Petro devant un parterre d’officiers en août dernier. « La réduction de la violence, de la criminalité, et une augmentation substantielle du respect des droits de l’Homme et des libertés publiques » seront selon ses dires, ses priorités. Et d’ajouter : « L’armée a d’abord vocation à défendre les citoyens. Elle devra lutter contre le narcotrafic, les cartels étrangers dont la puissance croissante menace notre souveraineté. Elle devra aussi protéger l’environnement, et la forêt amazonienne en particulier. (…) Nous passerons à la postérité si nous construisons la paix. Nous sommes à ce moment de l’histoire, nous pouvons l’assumer, ou non. »9

1 César Niño, Criminal organizations control sections of the Colombian-Venezuelan border, https://latinoamerica21.com/en/criminal-organizations-control-sections-of-the-colombian-venezuelan-border/ , 15 février 2022.

2 Foro de las ONG Colombia, Panorama de las necesidades humanitarias de Colombia, Bogotá, OCHA, 2022.

3 Redacción Colombia, « El desplazamiento en Colombia por desastres naturales: al menos 500.000 afectados », El Espectador, 5 mars 2022p.

4 Marine de Colombie, 38 tonnes d’aide humanitaire livrées aux victimes de la Mojana – Sucre, https://www.cgfm.mil.coComando , 26 juillet 2022.

5 Fabrice Andréani et Lucie Laplace, « Quand la (contre-)révolution vote avec ses pieds : penser l’explosion migratoire vénézuélienne », Hérodote, 2018, vol. 171, no 4, p. 29 44.

6 Redacción Política, « Petro asistirá el lunes a la reapertura de la frontera con Venezuela », El Espectador, 20 sept. 2022p.

7 Juan Diego Quesada, « Maduro le pide a su ejército que apoye la paz total de Gustavo Petro », El País América Colombia, 30 sept. 2022p.

8 Colombia, https://international-partnerships.ec.europa.eu/countries/colombia_en , 2022.

9 https://www.france24.com/fr/amériques/20220821-colombie-gustavo-petro-prend-les-rênes-de-l-armée-pour-construire-la-paix