Progrès, innovation et investissements : quelle voie pour le futur ?

L’innovation semble avoir remplacé le progrès dans de nombreux cercles de réflexion, à mesure que naissait l’homo numericus, imaginé notamment par l’économiste français Daniel Cohen. Face à l’émergence de visions discordantes et d’investissements pluriels, une question demeure : l’Homme va-t-il revenir à la notion de progrès ou poursuivre sa lancée dans la course à l’innovation ?

Par Corentin Dionet

« L’idée de progrès était une idée doublement consolante. Dabord, parce qu’en étayant lespoir dune amélioration future de nos conditions de vie, en faisant miroiter loin sur la ligne du temps un monde plus désirable, elle rendait lhistoire humainement supportable. Ensuite, parce quelle donnait un sens aux sacrifices quelle imposait : au nom dune certaine idée de lavenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont lindividu ne ferait pas lui-même forcément lexpérience, mais dont ses descendants pourraient profiter »1 écrit le physicien Etienne Klein, se demandant si la notion d’innovation rend justice à celle de progrès. C’est le « Progrès » comme défini par les philosophes des Lumières : la construction d’une représentation commune du monde conforme à un absolu parfait, incarnant et justifiant sa poursuite2.

« Le mot « innover » – faire du neuf – avait autrefois une connotation essentiellement négative : il signifiait une nouveauté excessive, sans but ni finalité. (…) George Washington, sur son lit de mort, aurait prononcé ces mots : « Méfiez-vous de l’innovation en politique. » »3 relate l’historienne Jill Lepore. Elle considère que l’innovation équivaut au « Progrès » dépourvu de son sens profond, résidant dans l’amélioration de la condition humaine4. Celle-ci possèderait deux traits distinctifs, selon Etienne Klein : « le premier est que le progrès de la connaissance doit se traduire par une efficacité accrue des remèdes aux maux de la société ; le second est que, le temps jouant contre nous, la recherche de linnovation est une nécessité si lon veut contrecarrer ses effets corrupteurs »5. Ainsi, si l’innovation vise à régler les problématiques du présent, le Progrès se pense dans l’avenir.

« Création destructrice »

Joseph Schumpeter a conceptualisé la notion de « destruction créatrice », que l’on peut définir comme « le processus par lequel les innovations engendrent un renouvellement du système productif, ce qui à la fois stimule la croissance et rend obsolètes certaines activités ou modes d’organisation »6. Celui qui s’intéressait à l’évolution du système capitaliste affirmait ainsi que : « Le moteur du système, cest linnovation et le progrès technique à travers le phénomène de « destruction créatrice » [car] le nouveau ne sort pas de lancien, mais à côté de lancien [et] lui fait concurrence jusqu’à [lui] nuire »7. Nos sociétés au modèle capitalistique seraient-elles condamnées à faire table rase de l’ancien pour laisser place au nouveau ? C’est le détournement fait des propos même de Schumpeter, amplifié par les déclarations d’Emmanuel Macron en août 2017 : « Puisque lon entre dans un monde très schumpétérien, il est important de libérer le processus de destruction créatrice »8.

Ici, l’interprétation du concept de Schumpeter est symptomatique de la manière dont l’innovation a remplacé le progrès au sein de nos sociétés, au mépris du sens premier voulu par Schumpeter. Revenir à l’interprétation schumpétérienne permet de bien comprendre que ce n’est pas la destruction qui porte la création, mais l’innovation qui engendre les deux, dans la dynamique globale du capitalisme. Ainsi, les victimes de la destruction ne sont pas forcément les leader de la création, qui possèdent une influence avec une prédominance en termes de politique industrielle, comme l’illustre la conjoncture voyant monter en puissance les pays émergents sur le terrain de l’innovation dont les pays « industrialisés » n’ont plus le monopole.

Innover au 21e siècle: dans quel but?

« Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui saffrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur dune valeur nest pas un absolu puisquelle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre » développe Etienne Klein. Dans ce monde où concurrence fait loi, que cela soit entre les nations ou entre les entreprises, plusieurs visions de l’innovation émergent et s’affrontent sur le terrain des valeurs. En Chine, on investit pour devenir ; aux Etats-Unis, on investit pour préserver et monnayer ; en Europe, on investit pour se prémunir, tandis que les pays en voie de développement tentent de tirer leur épingle du jeu.

Un rapport9 du SCSP, dirigé par Eric Schmidt, ancien PDG de Google, démontre que les Etats-Unis pourraient ne pas être en mesure de rattraper leur retard sur la Chine dans les domaines de la 5G, de l’intelligence artificielle et de la microélectronique. Lorsque l’on ajoute à cela les investissements dans la communication, les réseaux et les ordinateurs quantiques où le pays avance à grands pas, les velléités expansionnistes de Pékin dans le Pacifique et ses préoccupations démographiques, le tableau d’une Chine pressée par le temps pour parvenir à la matérialisation de ses ambitions hégémoniques paraît faire sens. Inversement, Nicolas Chaillan, ancien conseiller du Secrétaire d’Etat à la Défense américaine, dénonce « l’obsolescence de la doctrine américaine prise entre un état-major qui veut les mêmes armes que par le passé mais en plus grand et plus cher, et un réseau de prestataires soucieux de préserver une rente fabuleuse »10. Il prédit que Taiwan sera envahie dans les trois ans par la Chine, affirmant que « Tous les wargame que nous avons effectués au Pentagone auxquels j’ai pu assister se sont soldés par une défaite complète des Etats-Unis. On est battus dans tous les cas de figure. Pour commencer, nous perdons toutes nos communications en 24h. Je pense que l’armée chinoise n’ira même pas jusque-là : en cas de guerre, elle commencera par anéantir une grande partie du réseau électrique des USA ; rétablir le courant dans le pays sera tellement prioritaire qu’on pensera à autre chose qu’à défendre Taïwan… »

« Accélération du temps »

Enfin, l’Union européenne, addition des 27, lutte pour posséder la même surface financière que ses concurrents et semble réduite à tenter de protéger son indépendance, comme l’illustrent les succès du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), du DMA (Digital Markets Act), du DSA (Digital Services Act). Mais le lawfare de l’UE et la puissance normative de Bruxelles suffiront-ils ? « Ces dernières années, on décèle une volonté européenne dorganiser le monde par sa puissance normative. La troisième voie européenne, malgré ses mérites, comporte des limites. On a tendance à résumer cette approche à un entre-deux entre un modèle américain totalement dérégulé, faisant la part-belle à la captation des données et au capitalisme, puis une lecture chinoise techno-étatiste et autoritaire. LEurope se distingue par son approche éthique, à caractère philosophique, qui soppose aux modèles pragmatiques de Pékin et Washington » répond Julien Nocetti, chercheur associé au programme Géopolitique des technologies de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Et d’ajouter : « Nous évoluons dans un contexte dinnovation foisonnante, où nos sociétés subissent une accélération des temps technologique, politique et médiatique. Il existe à mon sens un hiatus entre la capacité d’adaptation de nos sociétés, qui sont désorientées, et le rythme de linnovation. Cela contribue à expliquer le désenchantement de nos sociétés ».

Retour aux valeurs du progrè?

L’espoir d’un retour aux valeurs du progrès demeure. Il est porté par une nouvelle génération en quête de sens. Que cela soit à HEC, l’ENS ou Agrotech Paris, les discours de fin d’études déclamés par les diplômés ont fait grand bruit en rompant avec la tradition, et en invitant à « déserter »11. De quoi expliquer « La Grande Démission », un phénomène étasunien, qui s’est exporté en Europe, issu de la crise sanitaire et de la généralisation du télétravail, qui a conduit 47 millions de personnes à démissionner outre-Atlantique12 ?

« Nous avons besoin de nouveaux récits. Nous avons besoin de nous raconter des histoires qui rendent désirable le futur quil nous faut à présent construire. Davoir des imaginaires qui nous donnent envie de sy engager non pas par peur mais avec enthousiasme et avec passion »13 affirment des diplômés de l’Ecole Polytechnique. Face aux pénuries qui obligent à repenser le monde de demain et à l’urgence climatique, la jeunesse se lève et appelle de ses vœux un changement de paradigme. Et si ce dernier consistait simplement à revenir à la notion de progrès telle que les philosophes des Lumières la pensaient ? Soit, investir dans l’amélioration de la condition humaine plutôt que dans « l’innovation foisonnante » dépourvue de sens.

1 Klein, Étienne. « Progrès et innovation : quels liens ? », Raison présente, vol. 210, no. 2, 2019, pp. 95-103.

2 Ibid.

3 Lepore Jill, « The Disruption Machine : What the gospel of innovation gets wrong », The New Yorker.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Alternatives économiques « Destruction créatrice ».

7 Ministère de l’Économie et des Finances « Joseph Schumpeter ».

8 Dupont Laureline, Gernelle Etienne, Le Fol Sébastien « Emmanuel Macron : le grand entretien ».

9 Special Competitive Studies Project “Mid-Decade Challenges to National Competitiveness”.

10 Filloux Frédéric, « Guerre Chine-Etats-Unis : les confidences alarmantes d’un ancien du Pentagone », L’Express.

11 Tassart Anne-Sophie, « « Appel à déserter » de diplômés d’AgroParisTech : « Le courage raisonné appelle toujours un bravo », estime Marc-André Selosse », Sciences et Avenir.

12 Laurent Sarah, « «Grande démission» aux États-Unis: mais que font tous ces Américains qui quittent leurs jobs? », Slate.

13 Leclercq Axel, « Écologie : des “discours d’une radicalité inédite” à la remise des diplômes de Polytechnique », PositivR