La finance décentralisée va-t-elle rendre nos banques obsolètes?

C’est en tout cas ce que suggère le désir d’émancipation véhiculé par les acteurs de la finance décentralisée. Leurs promesses : retirer le monopole des banques centrales comme commerciales sur les services financiers, réduire les coûts de transactions et assurer la désintermédiation croissante de la finance. Un marché porteur qui a vu la valeur totale bloquée par les contrats intelligents de la DeFi grimper de 700 millions de dollars à plus de 200 milliards de dollars entre 2019 et 2022.1 Mais cette ambition comporte de nombreux risques pour les utilisateurs comme les législateurs qui tentent d’imposer un cadre réglementaire à un système qui, par essence, veut échapper aux griffes des léviathans.

Par Geoffrey Comte

Canevas financiers

L’essor de la finance décentralisée indique une volonté forte de dépasser des schémas classiques de financements en souhaitant se substituer aux courtiers, aux salles de bourses comme aux banques. Son architecture technique repose sur les technologies du Web3 et nous laisse entrevoir ce que pourrait être la finance de demain. Elle s’appuie sur les blockchain publiques, à l’image d’Ethereum, de Cardano et de Solana, et emploie des stablecoins, tels que Tether, Dai et Binance USD pour effectuer les échanges de valeurs. Les actifs des utilisateurs sont accessibles via des portefeuilles numériques sécurisés, à l’instar de Metamask et du français XDEFI, tandis que les transactions financières sont conclues automatiquement grâce aux smart contract, vérifiant leurs conditions d’exécution. L’émergence des applications décentralisées (DApps) accorde aux utilisateurs une interface transparente et fluide en vue d’accéder aux réseaux de pairs à pairs internationaux. Au cœur de la DeFi, les Organisations autonomes décentralisées (DAO) sont les seules structures responsables de la gouvernance, ne nécessitant ni intervention humaine ni filiation avec un organe central et aucune forme de droit d’administrateur.

La transparence, l’automatisation et la désintermédiation sont alors érigées en vertus cardinales, s’appuyant sur une ossature de technologies autonomes et de programmes en source ouverte, véritables atouts pour les utilisateurs. « La plus grande force de la finance décentralisée réside dans ses promesses d’accessibilité au plus grand nombre, de réduction des coûts de transaction, la disparition des rentes économiques grâce à une compétition accrue et l’élimination des intermédiaires jugés « superflus » grâce à l’utilisation de la blockchain. Mais il est encore bien trop tôt pour affirmer que la DeFi serait capable de délivrer des services ou des produits susceptibles de remplacer les banques traditionnelles. Nous sommes encore loin de cette réalité » assure Igor Makarov, professeur à la London School of Economics and Political Science. Et de prolonger : « Dans la pratique, les protocoles de sécurité actuels suscitent de fortes incitations économiques à la concentration des capacités de validation en raison de coûts fixes inhérents et des avantages de la co-assurance entre les validateurs. Mais cette forte concentration permet à ces derniers d’augmenter les coûts de transactions et ainsi de se constituer des rentes excessives ». Une tendance qui va l’encontre des promesses initiales de la finance décentralisée.

Laissez-faire

L’absence de léviathan inquiète législateurs, financiers et investisseurs devant ce système décentralisé attractif auprès des jeunes générations. En novembre 2021, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a dénoncé un bond en arrière « quasi médiéval » en l’absence d’interconnexion et de convertibilité avec les monnaies nationales, engendrant un morcellement des transactions. Et de clamer : « Le rôle des Banques centrales est ici la défense de [la] confiance [dans le système monétaire et financier], non de leur pouvoir propre ».2 Ces inquiétudes ont été confirmées lors du « crypto-krach » de juin dernier qui a mis en lumière la toxicité des stratégies de valorisation d’une poignée d’entreprises telles que Celsius Network qui proposait des taux de rendement de l’ordre de 20%. L’absence de liquidité et la gestion hasardeuse de leurs actifs ont engendré des risques systémiques lors d’un retournement de marché aux conséquences dévastatrices pour les acteurs de la DeFi. Terra Luna, seconde plateforme de blockchain décentralisée au monde, y a perdu plus de 60 milliards de dollars d’actifs en seulement 48h.3 La transparence n’est pas donc nécessairement synonyme de sécurité financière. « L’ouverture progressive du monde des cryptomonnaies aux systèmes de paiement traditionnels et aux investisseurs publics, via les fonds de pension, pourrait déboucher sur l’augmentation des risques systémiques dans l’économie réelle. La chute de Terra Luna illustre que les acteurs de la DeFi ne possèdent pas encore de solution pour endiguer les banqueroutes liées aux vagues de dépréciation des cryptomonnaies. Son taux de rendement élevé cachait l’existence de produits financiers toxiques qui ont conduit in fine à l’effondrement de l’ensemble du système. L’absence de protection pour les utilisateurs vulnérables et les opacités d’informations posent des obstacles majeurs aux législateurs qui tentent de réguler la finance décentralisée » prolonge Igor Makarov.

Catch me if you can

« On ne peut pas ignorer la finance décentralisée. Mais il s’agit d’une équation difficile à résoudre. C’est un défi inédit pour les régulateurs cherchant à identifier les participants pour établir leurs responsabilités juridiques au sein de plateformes et de nœuds fondés sur le principe d’anonymité. Cela pose les questions de l’application de certaines réglementations contre le blanchiment et de régimes d’autorisation spécifiques au secteur de la finance » remarque Thibault Verbiest, avocat associé au cabinet Metalaw et spécialisé dans les nouvelles technologies.

En septembre 2020, l’Union européenne a lancé la proposition MiCAR – Markets in Crypto-Assets Regulation – qui vise à donner un cadre réglementaire aux nouveaux acteurs de la Fintech. A l’exception de la DeFi qui ne fut pas incluse dans ce texte juridique. Même constat pour la résolution sur les blockchain. Aucune législation européenne ne restreint le comportement des DAO tandis que la loi nord-américaine lui reconnaît un statut juridique spécifique. Eva Kaili, vice-présidente du Parlement européen, soulève la dimension stratégique d’une « régulation prospective » sur la finance décentralisée, capable d’apporter un avantage compétitif majeur pour les Etats-membres et stimuler le potentiel d’innovation de ces technologies.4 Selon elle, il serait envisageable d’inventer des « réseaux d’acteurs pseudonymes » pour pallier l’absence d’engagement de responsabilité pénale des acteurs et mieux contrôler les risques financiers.

Aujourd’hui, le Groupe d’action financière (GAFI) est le seul à définir les cadres de régulation en matière de lutte contre le blanchiment. Concernant la DeFi, il recommande un premier niveau minimum de réglementation pour les plateformes d’échange de cryptomonnaies et les activités de conservation d’actifs numériques pour compte de tiers, désormais soumises à une obligation de s’identifier dans les pays où se déroule cette activité. En France, l’identification pourrait s’effectuer auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Cela suppose d’identifier en amont les entités étant soit propriétaires de la plateforme ou exerçant une influence importante sur le nœud d’échange, en fonction du stock de token de gouvernance et des commissions reçues en tant qu’intermédiaires sur le réseau décentralisé. L’Etat du Wyoming a créé une loi qui reconnait les DAO comme une entreprise à responsabilité limitée, permettant l’inscription des membres par simple connexion sur la blockchain et de lui imposer un statut juridique spécifique. Pourtant, ce procédé d’identification suscite l’ire des acteurs de la finance décentralisée, souhaitant préserver leur anonymat. « Les législateurs doivent encore trouver un point d’équilibre au niveau de l’identification susceptible d’être acceptée par les acteurs de la DeFi, au risque de les voir se tourner définitivement vers le dark web devant la hausse de la pression réglementaire. Une régulation excessive pourrait également engendrer la mort de cet écosystème, en étouffant la rentabilité de son modèle économique » affirme alors Thibault Verbiest.

1 Lawrence Wintermeyer, « DeFi Is On The Move To The Institutional Market: More A Marathon Than A Sprint », Forbes, 17 févr. 2022p.

2 Le Figaro avec l’AFP, « Finance: le gouverneur de la Banque de France appelle à «favoriser l’innovation», «tout en préservant les règles» », Le Figaro, 25 nov. 2021p.

3 Louis Tellier, « Krach Crypto – La sanction des excès », L’AGEFI Hebdo, 1 sept. 2022p.

4 Tatiana Revoredo, Talking with Eva Kaili, VP of the European Parliament, on MiCA regulation, https://cointelegraph.com/news/talking-with-eva-kaili-vp-of-the-european-parliament-on-mica-regulation , 13 août 2022.