L’Iran au bord de la révolution ?

Depuis quatre mois, la république islamique d’Iran est secouée par des manifestations d’une ampleur sans précédent. Le gouvernement joue la carte de la répression sans retenue. Alors que la liberté de manifester est largement remise en cause, que le nombre de morts augmente un peu plus chaque jour et que la stabilité régionale est fragilisée, ce début d’année 2023 pourrait bien marquer un tournant dans la vie politique iranienne.

Par Camille Léveillé

Un mouvement de contestation d’ampleur

Le 13 septembre dernier, Mahsa Amini, jeune kurde de 22 ans, est arrêtée par la police des mœurs iranienne, à Téhéran. En cause : elle aurait violé le code vestimentaire strict de la République islamique pour les femmes. Elle décédera trois jours plus tard, au commissariat de police, dans des circonstances troubles. Un soulèvement massif inonde le pays. Près de cinq mois plus tard, cette vague populaire continue et des millions d’Iraniens manifestent alors même que le gouvernement mène une forte répression.

A l’origine, les premiers manifestants demandaient au gouvernement des comptes sur les circonstances du décès de la jeune femme. Avec pour premier slogan “Femme, vie, liberté », un appel à l’égalité entre les femmes et les hommes apparaît dans une société où le fondamentalisme religieux est la règle. Mais ce mouvement s’est vite étendu à l’ensemble de la société iranienne, marquant un mal profond dans une république en perte de pouvoir. « Ce n’est pas le premier mouvement de ce type en Iran. Il y a déjà eu des révoltes et mouvements de contestation mais, l’actuel est incontestablement d’une nature différente par son ampleur notamment. Il s’étend depuis de nombreux mois dans toutes les villes du pays. Visiblement, toutes les couches de la population sont dans la rue. En d’autres termes, rien ne sera jamais plus comme avant. Quelle que soit l’issue de ce mouvement, il laissera durablement des traces » explique Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS et chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient. Aujourd’hui, lycéens et étudiants se tiennent aux côtés de leurs aînés pour afficher leur volonté de modernisation d’une société qu’ils jugent rétrograde. Une fracture générationnelle pour une jeunesse qui souhaite aller de l’avant. « Le gouvernement devrait au contraire retirer l’obligation du hijab, celles qui l’aiment le portent et celles qui ne l’aiment pas s’en passe »1 témoignait une jeune femme au micro de nos confères de 28 minutes. Comme l’avait prédit l’islamologue Olivier Roy dans les années 1990, l’instauration d’un régime théocratique dans le pays a entraîné une sécularisation de la société civile. « Tout rejet du pouvoir devient, automatiquement, un rejet de la religion »2 résume Théo Nencini, chercheur doctorant, spécialiste de l’Iran.

Une redistribution des cartes sur la scène régionale ?

Depuis de nombreuses années, l’Iran et l’Arabie Saoudite ont des relations diplomatiques extrêmement tendues. Sur fond d’une volonté de développer une hégémonie régionale et souhaitant chacun imposer leur modèle, les relations entre ces deux acteurs se sont peu à peu apaisées, à la surprise générale. « Depuis quelque temps, nous constations une fluidification des relations de certains Etats du golfe comme l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis avec l’Iran. Il y avait une réelle volonté de calmer les choses et d’amoindrir le niveau des tensions » souligne Didier Billion. Mais « avec ces contestations, la marge de manœuvre des négociations diplomatiques de l’Iran avec ces Etats faiblit. Est-ce que les émiratis ou les saoudiens vont s’en servir pour pousser des exigences particulières ? Il est, selon moi, trop tôt pour le dire mais la situation reste à surveiller » soutient Didier Billion. Une autre hypothèse est envisageable pour l’expert de la région : « Les mouvements contestataires actuels en Iran pourraient avoir pour conséquence de raidir le régime iranien à tel point que cela se répercute dans les négociations avec les pays du Golfe. Quel sera la décision prise par le pouvoir politique iranien ? Il faudra attendre plusieurs semaines voire mois avant de le savoir… ». Le ministre iranien des Affaires étrangères pourrait déjà avoir apporté un élément de réponse à travers sa déclaration, la veille du sommet de Bagdad en décembre 2022 : « Nous sommes disposés à revenir à des relations normales et rouvrir les ambassades quand la partie saoudienne sera prête »3, a-t-il déclaré. Réunissant l’Iran, l’Arabie Saoudite mais aussi la Jordanie, l’Irak, les Emirats arabes unis, Bahreïn, la Turquie, Oman, le Qatar, le Koweït, la Ligue des Etats arabes, l’Organisation de la coopération islamique, le Conseil de coopération du Golfe, l’Organisation des Nations unies et l’Union européenne, il a été l’occasion de revenir sur la stabilité régionale et l’influence exercée par l’Iran dans la région. Dans les faits, la position géopolitique iranienne ne se dirige pas vers un apaisement des tensions. Avec un soutien au régime syrien, un appui aux rebelles Houtis au Yémen, l’envoi de drones à la Russie ou encore le soutien matériel apporté au Hezbollah au Liban, la position géopolitique de l’Iran est claire : contrer l’influence saoudienne et être un leader régional. Et pour le pouvoir, il n’y a aucune raison que la situation politique interne n’interfère dans cette volonté hégémonique.

Un retour au calme envisageable ?

Après plusieurs mois dans la rue, le gouvernement a annoncé le 3 décembre dernier dissoudre la police des mœurs. Si, de prime abord, cette décision peut apparaître comme une concession de la part du gouvernement pour apaiser les tensions avec la population, selon Didier Billion il n’en est rien : « La suppression de la police des mœurs est un effet d’annonce. Elle a été instituée par le ministère de l’Intérieur. Le jour de sa suppression, le procureur général iranien a déclaré que cette décision n’avait rien à voir avec le pouvoir judiciaire et que pour sa part, il continuerait à surveiller les comportements sociaux, à savoir le respect du port du voile ». En parallèle de cette suppression, les condamnations et les emprisonnements continuent. De nombreuses personnalités iraniennes et internationales ont payé le prix de leur soutien à la population : les cinéastes Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, le chanteur Shervin Kapour et le rappeur kurde Saman Yasin sont actuellement derrière les barreaux.
Pour autant, un retour au calme est envisageable. Par l’intimidation. « Il ne faut pas perdre de vue que lorsque les manifestants descendent dans la rue, ils risquent de se faire exécuter, le danger est bien réel. » précise Didier Billion. D’autant plus que depuis quelques jours le pouvoir politique a pris la décision d’appliquer toutes les condamnations à mort prononcées par la justice. Les accusés sont des manifestants et personnalités ayant publiquement dénoncé le régime. Les 8 et 12 décembre dernier, Mohsen Shekari et Majidreza Rahnavard ont été pendus par le pouvoir après un simulacre de procès. Onze personnes sont actuellement dans le couloir de la mort… Cette méthode d’intimidation pourrait avoir comme conséquence directe un essoufflement voire un arrêt des manifestations dans le pays, renforcée par l’absence de projet politique alternatif proposé par les manifestants pour remplacer le modèle dictatorial actuel. « A ce stade, je pense que ce mouvement n’aboutira pas. En revanche, il est incontestable qu’il laissera des traces. » témoigne Didier Billion. Pour Fahid Vahid et Thierry Coville, tous deux spécialistes de l’Iran, ce mouvement contestataire n’aboutira pas à un assouplissement de la politique globale et encore moins à l’abandon de l’obligation de port du voile de la part du régime iranien. Le voile étant le symbole de la vie religieuse du pays, fléchir sur ce point ouvrirait une porte à plus de modernisme, ce qui est inconcevable pour un régime supporté par une base électorale fragile et très rigoriste. Pour autant, « chaque mouvement de manifestation est un pas de plus vers le changement. Ce n’est pas parce que le mouvement s’éteint qu’il aura servi à rien »4 souligne Farid Vahid, directeur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la Fondation Jean Jaurès.

L’épineuse question du Kurdistan

Alors que les Kurdes se battent depuis des décennies pour la reconnaissance d’un Etat, le mouvement de contestation en Iran semble être l’occasion rêvée pour s’émanciper du régime central. « Notre priorité est de sauvegarder et d’approfondir l’unité sans précédent de l’ensemble des Iraniens. Mais l’unité ne signifie pas la suppression de la diversité. […] Le pluralisme démocratique doit passer par la reconnaissance du pluralisme ethnico-culturel. Donc, effectivement, tout en s’inscrivant dans le mouvement général pour le changement, les Kurdes veulent utiliser cette occasion pour réaffirmer leur demande identitaire. Son cri pour la démocratie en Iran est d’abord un cri d’émancipation du peuple kurde »5 témoigne Asso Hassan Zadeh, ancien vice-secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) dans les colonnes de l’Orient XXI. Alors que les manifestations secouent l’ensemble du pays, la répression semble plus forte encore dans cette région du pays. « Au Kurdistan iranien, on est passé à une situation de guerre »6 résume la sociologue Hawjin Baghali à France Info. Victime d’une répression gouvernementale sans précédent, certains Kurdes sont poussés à l’exil : « J’étais dans une manifestation il y a onze jours encore. Les forces gouvernementales sont venues me chercher la nuit suivante, chez moi, à deux heures du matin pour me mettre en prison. Là-bas, les gardes ont commencé à me frapper ».7

Alors que l’avenir du mouvement de contestation n’est pas tracé et que, selon les dernières estimations, 18 000 manifestants ont été arrêtés et 485 tués depuis le début des manifestations8, les déclarations onusiennes pour tenter d’apaiser le conflit ne semblent pas avoir d’effets sur le régime. Pas plus que les décisions prises par la communauté internationale…

1 https://www.youtube.com/watch?v=li52xvjOhJI&t=100s

2 Théo Nencini, “Iran: contesté par la jeunesse, le régime se tourne plus que jamais vers la Chine et la Russie”, RFI, 08/12/2022

3 “Jordanie : une conférence pour tenter de désamorcer les crises au Moyen-Orient”, France 24, 20/12/2022

4 https://www.youtube.com/watch?v=li52xvjOhJI&t=100s

5 Propos reccueillis par Jean-Michel Morel, “Pour les Kurdes d’Iran, « le cri pour la démocratie est aussi un cri d’émancipation », L’Orient XXI, 16 décembre 2022

6 Pierre-Louis Caron, “Manifestations en Iran : « le Kurdistan iranien est en situation de guerre », deux mois après la mort de Jina Mahsa Amini”, France Info, 22/11/2022

7 Théo Renaudon, édité par Ariane Schwab, “Répression en Iran : « Le juge m’a dit que, si jamais j’étais repris à manifester, il donnerait personnellement l’ordre de mon exécution », témoigne un réfugié kurde”, France Info, 16/12/2022

8 Ibid