Afghanistan : au coeur d’un crime contre l’humanité

Attentat, répression des droits des femmes, crise économique, depuis le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan en août 2021, la situation s’aggrave quotidiennement. A ceux qui ont cru à une mouvance talibane plus modérée, fruit unique d’une propagande bien rodée, se dévoile un nouveau crime contre l’humanité aux yeux de tous. Faisant la part belle aux jeux des nations puissances, l’Afghanistan devient le pion d’une déconstruction de la sécurité mondiale à laquelle les membres du Conseil de sécurité de l’ONU devraient prêter une grande attention.

Par Mélanie Bénard-crozat

Attentats quotidiens et détresse sociale à son apogée

Alors qu’une partie de la planète s’adresse ses voeux pour l’année 2023, le peuple afghan débute l’année sous le feu incessant des bombes. Une explosion près de l’aéroport militaire de Kaboul a fait « plusieurs victimes » le 1er janvier au matin, selon les déclarations du porte-parole du ministère de l’intérieur Abdul Nafi Takor. Un attentat revendiqué par l’Etat islamique.

Aux violences quotidiennes s’ajoutent détresse sociale et catastrophe humanitaire. Des millions d’Afghans se trouvent en effet dans une situation d’insécurité alimentaire grave. « De la faim à la pauvreté chronique, en passant par la multiplication des mécanismes d’adaptation néfastes tels que les mariages d’enfants ou la vente d’organes et d’enfants, la souffrance de la population en Afghanistan continue de s’accroître dans de nombreuses régions du pays depuis l’entrée des talibans sur Kaboul l’été 2021. Plus de la moitié de la population du pays vit désormais sous le seuil de pauvreté. Près de 23 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire, souvent aiguë, et plus de 2 millions d’enfants souffrent de malnutrition. En juin 2022, un tremblement de terre de magnitude 5,9 a frappé la région centrale de l’Afghanistan, tuant plus de 1000 personnes et poussant des communautés déjà vulnérables au bord du gouffre. » témoigne Ramiz Alakbarov, Représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations Unies, Coordonnateur résident et Coordonnateur de l’action humanitaire en Afghanistan.1

Les talibans de 2021 ont largement intégré le poids de l’image dans leur communication. Leurs messages d’apaisement se voulaient une stratégie d’influence bien rodée. A ceux qui s’attendaient à ce qu’ils aient changé, il n’en est évidemment rien. « Les talibans sont fondamentalement des nationalistes pachtounes concentrés sur l’application totale de la charia, de la loi islamique, telle qu’ils l’interprètent eux-mêmes. C’est ça, leur obsession. Ils étaient très soucieux d’obtenir la reconnaissance internationale mais ils nous ont montré que ce n’était pas prioritaire pour eux. Ce qui est prioritaire pour eux, c’est l’application pleine et entière de leur vision de la charia. » témoignait David Martinon, ambassadeur de France pour l’Afghanistan à nos confrères de franceinfo.2

Autosuffisance économique et investissements étrangers

Le régime des talibans « vise l’autosuffisance économique » tout en encourageant les échanges et les investissements internationaux selon les dernières déclarations du ministre du Commerce par intérim auprès de nos confrères de Reuters. « Nous allons lancer un programme national d’autosuffisance, encourager toutes les administrations gouvernementales à utiliser des produits nationaux, nous allons également essayer d’encourager les gens par le biais des mosquées à soutenir nos produits nationaux »3 déclare Haji Nooruddin Azizi. Pas sûr que l’attentat perpétré par la branche locale de l’Etat Islamique contre des hommes d’affaires chinois en décembre dernier ne soit de nature à attirer ou rassurer les investisseurs internationaux…

Néanmoins, selon les déclarations officielles, des pays comme l’Iran, la Russie et la Chine seraient intéressés. Des projets concernant des zones industrielles et des centrales thermiques seraient en cours de discussion. Les investisseurs étrangers manifesteraient de l’intérêt pour le secteur minier afghan, évalué à plus de 1000 milliards de dollars, toujours selon les sources officielles. Haji Nooruddin Azizi a notamment indiqué « qu’un important contrat avait été signé avec la Russie en septembre pour la fourniture de gaz, de pétrole et de blé. Il serait opérationnel dans les prochains jours… »4

De quoi donner raison à la remise en question du « state building » évoqué par les experts à l’issue du retrait des Américains d’Afghanistan. La Chine jouissant de l’affaiblissement des Etats-Unis sur cet espace, parachève sa stratégie d’encerclement de l’Inde, tout en maintenant le développement des routes de la Soie.

« Au-delà de la seule dimension logistique et locale, la chute de l’Afghanistan draine une logique de déstructuration de l’ensemble de l’édifice international auquel l’ensemble des pays membres du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies devrait prêter attention. »5 soutient Pascal Drouhaud, spécialiste en relations internationales, chercheur associé à l’Institut Choiseul. « L’Afghanistan constitue un point de bascule en accélérant le tempo de la diplomatie internationale par la prise de conscience des urgences annonçant un nouveau monde en construction. »

Femmes bafouées : un crime contre l’humanité

Privées d’éducation, forcées de porter le voile intégral, bannies de la politique et des médias, la place des femmes est peu à peu réduite à néant par le régime des talibans, qui parle « d’honneur afghan » pour justifier l’éradication de la moitié de la population.

Alors que la situation est déjà insoutenable, l’étau autour des femmes s’est plus encore resserré ces derniers mois. En décembre, les talibans leur ont interdit de fréquenter les universités publiques et privées, pour des raisons de code vestimentaire non respecté. Ils les avaient déjà exclues des écoles secondaires. Le ministre de l’Enseignement supérieur Neda Mohammad Nadeem justifie cette décision car les « étudiantes qui se rendaient à l’université (…) ne respectaient pas les instructions sur le hijab. Le hijab est obligatoire dans l’islam ». En Afghanistan les femmes ont l’obligation de se couvrir le corps, entièrement, et le visage selon une application rigoriste de la charia. Et d’ajouter « les filles qui étudiaient dans une province éloignée de leur domicile, ne voyageaient pas non plus avec un ‘mahram’, un accompagnateur masculin adulte ».

Les femmes n’ont en effet pas le droit de voyager sans être accompagnées d’un parent masculin et doivent se couvrir d’une burqa ou d’un hijab lorsqu’elles sortent de chez elles. En novembre, les talibans leur ont également interdit d’entrer dans les parcs, jardins, salles de sport et bains publics.

A présent, les talibans viennent d’interdire le travail des femmes dans les ONG, suscitant un nouveau levé de bouclier des organisations internationales. Martin Griffiths, Coordinateur humanitaire de l’ONU ainsi que les chefs d’agences de l’ONU et de plusieurs organisations humanitaires, ont ainsi réaffirmé que « la participation des femmes à la fourniture de l’aide n’est pas négociable et doit continuer », et exhorté les autorités afghanes à revenir sur cette décision, dans un communiqué. A ce jour, plus de 500 femmes travailleraient avec 19 ONG partenaires, au service de près d’un million de femmes et de filles en Afghanistan, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). « Empêcher les femmes de travailler dans le domaine humanitaire est un grave déni de leur humanité. Cela n’entraînera que davantage de souffrances et de difficultés pour tous les Afghans, en particulier les femmes et les enfants », a déclaré le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi. Inutile de préciser que c’est très certainement l’effet recherché…

La France a aussitôt dénoncé « l’obscurantisme » des talibans « qui font le choix de l’exclusion systématique des femmes de la société afghane », a précisé le ministère des Affaires étrangères, jugeant « cet acharnement à leur encontre (…) intolérable ».

Le G7 précise lui, que les décisions prises peuvent être considérées « un crime contre l’humanité ». Les ministres des Affaires étrangères du G7 appellent le régime taliban à revenir sur sa décision d’interdire aux femmes l’accès aux études supérieures. « Les politiques des talibans visant à effacer les femmes de la vie publique auront des conséquences sur les relations de nos pays avec les talibans », avertissent les ministres via un communiqué ajoutant à cela d’éventuelles conséquences devant la Cour pénale internationale de La Haye : « la persécution sexiste peut constituer un crime contre l’humanité en vertu du Statut de Rome, auquel l’Afghanistan est un Etat partie ». Le ministre de l’Enseignement supérieur a quant à lui demandé à la communauté internationale de « ne pas s’immiscer » dans les affaires intérieures de son pays. « C’est un apartheid », estime Victoria Fontan, Professor of Peace and Conflict Studies and Vice President of Academic Affairs à l’American University of Afghanistan6. Un crime reconnu par le statut de Rome.

Des sanctions qui n’effraient en rien les talibans. « Les 20 ans de présence américaine n’ont servi à rien. (…) Aujourd’hui, l’Occident prétend vouloir corriger sa propre lâcheté en imposant des sanctions financières aux talibans, mais ils n’en ont rien à faire : ils ne sont pas là pour développer la richesse de l’Afghanistan, mais pour régner de manière totalitaire et s’en mettre plein les poches, donc les sanctions seront comme un coup d’épée dans l’eau. » soutient Gauthier Rybinski, chroniqueur international à France 24.

A l’image des manifestations conduites en Iran, des Afghanes sont descendues dans les rues de Kaboul, pour défendre leur droit à étudier. « On peut s’attendre à des cours clandestins comme c’est déjà le cas pour les collégiennes et lycéennes, avec des enseignants qui sont devenus militants pour le droit à l’éducation des filles » développe Sonia Ghezali, correspondante de France 24. « Il y a aussi les cours en ligne, mais la misère dans le pays est telle que beaucoup d’Afghanes ne peuvent se le permettre »7 ajoute-t-elle.

Selon l’ONU, des hauts responsables se rendront dans le pays prochainement pour tenter de trouver une solution à la crise touchant la participation des femmes au travail humanitaire et leur accès à l’éducation. Un accord aurait déjà été conclu avec les dirigeants talibans dans le secteur de la santé, de sorte qu’il n’y aura « aucun obstacle » à la poursuite du travail vital des femmes dans ce domaine.

Un appel à l’aide de l’ONU

Sous les auspices du Cadre d’engagement transitionnel unique des Nations Unies pour l’Afghanistan, l’ONU « a pu sauver des vies. Sur les seuls six premiers mois de 2022, nous avons apporté une aide humanitaire sous une forme ou une autre à 22,9 millions de personnes, ce qui représente 94 % des 24,4 millions de personnes qui en avaient besoin. Les ménages vulnérables ont bénéficié d’une aide alimentaire (…) rations d’urgence, soutien saisonnier, fournitures agricoles et compléments nutritionnels et ont eu accès à des soins de santé, à des abris d’urgence, à des produits non alimentaires, à une assistance en matière d‘eau, d’assainissement et d’hygiène pour tous (WASH) et à des services de protection. Malgré ces interventions d’une ampleur sans précédent, les besoins restent considérables en Afghanistan. » ajoute Ramiz Alakbarov.8

En août dernier, il déclarait ainsi vouloir « relancer l’économie à partir de la base, à accroître la participation économique des femmes et à créer plus de deux millions de nouveaux emplois. () » ou encore soutenir les entreprises dirigées par des femmes. Des ambitions mises à mal par les dernières décisions du régime taliban.

Un avenir plus sombre que jamais

« Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour aider ce pays à établir un état de droit, quelque chose qui ressemble à une démocratie, un développement, et à l’aider à faire la paix et à combattre ses ennemis de l’intérieur. Cela n’a pas marché. Je le dis avec beaucoup de tristesse car l’Afghanistan est entré dans la nuit depuis seize mois. C’est une nuit très profonde. Je ne sais pas combien de temps elle va durer. »9 a estimé l’ambassadeur de France David Martinon.

A la question « Peuvent-ils aller plus loin ? » il répond : « En matière de pression sur les femmes, ça va être compliqué de faire pire que ce qu’ils font aujourd’hui. Néanmoins, ils peuvent toujours aller plus loin dans le sens de la rigidification du régime et de son enfermement. »

L’écrivain et cinéaste franco-afghan, Atiq Rahimi est lui convaincu que les talibans iront encore plus loin dans la terreur. « Les nouvelles restrictions imposées aux femmes par le gouvernement taliban ne m’ont pas vraiment étonné. Elles m’ont plutôt mis en rage. En rage non seulement contre cette armée des ténèbres qui a repris le pouvoir (…), mais aussi contre ceux qui croyaient qu’ils avaient changé. Non, il n’y a pas de nouveaux talibans. Je dirais même qu’ils deviendront pires qu’avant. (…) En 2021, ils ont pu reprendre le pouvoir sans opposition, sans résistance organisée, sans aucun homme politique en mesure de s’opposer à eux. Et cette facilité a renforcé leur sentiment de légitimité, de toute-puissance. Les talibans vont imposer encore plus sauvagement les lois de la charia, les lapidations publiques, coups de fouet et autres terreurs. »10

1 https://unsdg.un.org/fr/latest/blog/one-year-taliban-takeover-we-cant-turn-our-backs-afghanistans-future

2 https://www.francetvinfo.fr/monde/afghanistan/afghanistan-le-pays-est-entre-dans-la-nuit-depuis-seize-mois-se-desole-l-ambassadeur-de-france-en-afghanistan_5571285.html

3 https://www.challenges.fr/monde/afghanistan-les-taliban-visent-autosuffisance-economique-et-investissements-etrangers_840597

4 Ibid

5 https://www.revuepolitique.fr/les-consequences-internationales-du-retour-des-talibans-au-pouvoir/

6 déclaration 20 minutes et AFP

7 https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20221223-en-afghanistan-le-sombre-avenir-des-femmes-désormais-bannies-aussi-des-universités

8 https://unsdg.un.org/fr/latest/blog/one-year-taliban-takeover-we-cant-turn-our-backs-afghanistans-future

9 https://www.francetvinfo.fr/monde/afghanistan/afghanistan-le-pays-est-entre-dans-la-nuit-depuis-seize-mois-se-desole-l-ambassadeur-de-france-en-afghanistan_5571285.html

10 https://www.lejdd.fr/International/lecrivain-et-cineaste-atiq-rahimi-les-hommes-restes-en-afghanistan-ne-sont-pas-armes-pour-se-defendre-4157941