Cloud-computing : point d’étape international

Alors que le cloud computing se développe à un rythme soutenu sur l’ensemble du globe, les approches territoriales diffèrent. Tandis que les Etats-Unis assoient leur domination et que la Chine conquiert de nouveaux marchés au Moyen-Orient, l’Union européenne tente de repenser son appareil législatif après l’échec de « Schrems II ». Retour sur un panorama global en évolution, annonçant l’avènement progressif du multicloud.

Par Alexis Papin

Un marché international en expansion

Selon les dernières prévisions du cabinet Gartner, les dépenses mondiales des utilisateurs finaux de services de cloud public devraient augmenter de 20,7 % pour atteindre 591,8 milliards de dollars en 2023, contre 490,3 milliards de dollars en 2022. Ce nouveau pic de croissance pour le marché du cloud s’explique par une hausse de la dépense globale en la matière, en dépit des conditions macroéconomiques dégradées et des pressions inflationnistes actuelles. Après l’émergence du cloud sur le sol américain, la pandémie s’est affirmée comme le véritable tournant pour les services de cloud qui immergent aujourd’hui de nouveaux marchés à forte demande. Désormais, 41% des entreprises européennes utilisent des infrastructures cloud et des applications liées.1 En Asie, un marché tout aussi florissant se développe à grande vitesse notamment dans les pays de l’ASEAN. Les derniers chiffres font état d’investissements records dans la région Asie-Pacifique (hors Chine) : 8,7 milliards de dollars et une hausse de 35% par rapport au premier trimestre de 2022 selon le cabinet d’analyse Canalys.2 Sur le continent africain, l’Afrique du Sud fait figure de précurseur. Destinée à devenir un marché central, elle est aussi une porte d’entrée vers le continent notamment pour Google qui a misé sur le pays pour en faire le fer de lance de sa première région cloud en Afrique.3 Un déploiement qui devrait connaitre une croissance annuelle de 25% et générer jusqu’à 1,5 milliard de dollars.4

Concurrence bipolarisée, nouveaux fronts

Le troisième trimestre 2022 a encore été marqué par une large domination mondiale américaine en matière de parts de marché alors que AWS, leader, en brigue à lui seul 34%. Mais les groupes chinois Alibaba, Tencent et Huawei talonnent de près le groupe de tête et partent à la conquête du monde, déplaçant la concurrence vers de nouveaux terrains, le Moyen-Orient en tête de file.5 Les pays du Golfe qui lancent leurs stratégies digitales sont bien dans le viseur du géant chinois Alibaba. L’opération séduction porte ses fruits en Arabie Saoudite, qui dans le cadre de sa Vision 2030, a fait le choix de Alibaba Cloud pour déployer ses services de cloud computing haute performance au sein du royaume. Au même moment, Google fait construire des data center en Arabie saoudite et au Qatar, tandis qu’AWS renforce sa position aux Emirats Arabes Unis où Alibaba entend s’implanter.6

De futurs fronts se dessinent également dans les régions qui rattrapent leur retard en matière de numérique. « Les géants américains et chinois du cloud computing investissent progressivement dans les centres de données locaux et développent des partenariats avecles gouvernements latino-américains. » déclare Enrique Iglesias Rodríguez, spécialiste des télécommunications à la Banque Interaméricaine de Développement, alors que le sous-continent sert de pied-à-terre à une douzaine de nouvelles régions cloud depuis 2020. Une activité aux impacts positifs sur les marchés locaux qui s’illustrent au Chili et au Mexique, avec des taux de croissance annuels respectifs de 16% et de 22,5%.7 Pour autant, ces perspectives encourageantes ne doivent pas occulter l’ampleur des défis à relever pour l’Amérique latine qui pourrait subir les conséquences de son impréparation face au déploiement rapide imposé par la forte concurrence sino-américaine. « Le déploiement du cloud est synonyme d’opportunitésmais aussi dechallenges. La connectivité internet est peu fiable, nous y travaillons afin d’accompagner les plans nationaux haut-débit. La question de la souveraineté des données reste relativement peu traitée à ce jour et devra structurer l’avenir des politiques gouvernementales sur le numérique. » ajoute Enrique Iglesias Rodríguez.

Vers un « Schrems III » ?

Tandis que la majorité des entreprises européennes se tournent vers l’utilisation de cloud public, les débats autour de l’usage des données du vieux continent illustrent la confusion entre ambitions et réalité du terrain. Représentatif de cette impasse : la bien maigre part de marché détenue par les acteurs européens du cloud. Le plus grand fournisseur européen de services de cloud computing, Deutsche Telekom ne détenait que 2% du marché européen en 2021.8 Un difficile constat face aux ambitions souveraines portées par l’UE, alors même que le marché européen est en pleine expansion. La difficulté s’incarne dans la dissonance entre acteurs du cloud et les institutions européennes. Si l’initiative GAIA-X, lancée en 2020 par 22 entreprises européennes du cloud, peine encore à faire ses preuves, la Commission tente pour sa part de parvenir à un accord sur les échanges de données avec les Etats-Unis qui doit entériner une domination déjà bien établie, 80% des données européennes étant déjà hébergées par des fournisseurs américains. Un aveu d’abandon pour le cloud européen, porté par des acteurs institutionnels qui se veulent pourtant rassurants à l’image de Didier Reynders, commissaire à la justice qui annonçait en décembre dernier avoir la preuve de « garanties solides (…) pour permettre des transferts sûrs de données personnelles entre les deux côtés de l’Atlantique ».9Le dernier accord de principe inclut de nouvelles mesures : accèsrestreintdes agences de renseignement américaines aux données européennes ou encore création d’un mécanisme de recours indépendant pour obtenir réparation de l’utilisation des données des utilisateurs européens. Sur la forme, à la différence de l’accord retoqué par l’arrêt « Schrems II », le nouveau décret sera adopté par les agences de renseignement américaines. Des efforts qui resteront malgré tout insuffisants selon de nombreux observateurs à l’image de l’alliance internationale d’avocats, Ius Laboris, pour qui « il semble déjà évident que le nouveau cadre sera finalement contesté devant les cours de l’Union, la nouvelle solution d’adéquation est susceptible de faire gagner quelques années jusqu’à l’arrivée d’un « Schrems III » ».10 L’heure est donc à la temporisation pour permettre le développement efficace du cloud en Europe qui tend à s’orienter plus encore vers des solutions américaines. Une situation défavorable pour les acteurs européens qu’il est pourtant possible d’inverser à force d’engagement politique selon l’entrepreneur Yann Lechelle. « Notre situation de déséquilibre vis-à-vis des Etats-Unis nous fragilise à la fois dans nos rapports transatlantiques mais aussi concernant la Chine et ses acteurs : le risque est aujourd’hui que l’Europe devienne le terrain d’affrontement privilégié des hyperscalers chinois et américains. L’engagement politique est aujourd’hui de rigueur pour inverser cette tendance. » explique l’ancien PDG de Scaleway. Et d’ajouter : « Le rééquilibrage de nos rapports avec les Etats-Unis passe par une volonté politique forte, or elle est très faibleaujourd’hui sachant que nous nous interdisons encore de faire du protectionnisme intelligent pour faire émerger des alternatives régionales crédibles. Il s’agit non pas de mettre des barrières à l’image de la Chine et la Russie, mais plutôt de s’appuyer sur le modèle américain et rehausser nos exigences en revalorisant nos solutions européennes. »

Horizon multi-cloud

La question semble être désormais celle des applications multicloud qui se démocratisent. « Le multicloud résonne avec le multi sourcing : au même titre que dans toutes les industries, s’appuyer sur un seul fournisseur est une erreur de management stratégique. Le multicloud est donc la réponse qui permet aux acheteurs de saffranchir dune dépendance trop forte. » explique Yann Lechelle. La tendance est à l’oeuvre : 85% des entreprises ayant adopté une stratégie cloud utilisent les solutions de plusieurs fournisseurs selon une étude menée par Orange. Pour Uber, qui stockait 95% de ses données dans ses propres datacenter, le choix était fait en février. L’entreprise passait deux contrats de sept ans avec des hyperscalers de l’informatique en nuage : l’un avec Google pour bénéficier de ses outils d’analyse de données, l’autre avec Oracle pour bénéficier de son système de planification des ressources. Tandis que les offres de cloud concurrentes se multiplient, les acteurs du secteur s’associent pour fournir une meilleure expérience à leurs clients. Microsoft Azure et Oracle Cloud se sont alliés dès 2021 pour proposer une intéropérabilité accrue des services proposés. « D’un point de vue technologique nous assistons à une forme d’harmonisation autour des principes des conteneurs à l’image du projet Kubernetes : la conteneurisation de micro-services permet de réfléchir une infrastructure de manière compatible et portable. » ajoute Yann Lechelle.Si ces perspectives sont encourageantes, elles devront s’accompagner d’une nécessaire réévaluation des risques. Car, malgré ses avantages, la configuration multicloud augmente la surface d’attaque potentielle. Des solutions de cybersécurité voient le jour pour s’adapter à ces environnements. « L’IA s’avère particulièrement cohérente avec les environnements multicloud dès lors qu’elle est compatible avec plusieurs solutions. Elle permet un diagnostic efficace de l’ensemble de l’infrastructure de l’organisation , y compris dans un environnement multi-locataire, pour en détecter les failles de cybersécurité notamment en ce qui concerne le référencement et la gestion des privilèges. Le tri effectué par l’IA Darktrace/Cloud permet de faciliter un tri qui nécessiterait 50 à 60 personnes, afin de sécuriser les données au plus vite. » explique Hippolyte Fouque, directeur commercial de Darktrace. La ville de Las Vegas a notamment déployé Darktrace AI offrant une visibilité à 100 % de l’infrastructure hybride cloud et du réseau industriel et permettant de neutraliser de manière autonome et en temps réel les attaques basées sur le site cloud. « Cela représente une nouvelle frontière dans la cyberdéfense basée sur l’IA. Notre équipe dispose désormais d’une couverture complète et réelle de notre infrastructure cloud, des entreprises et de l’industrie » témoigne Michael Sherwood, Director of Innovation and Technology de la Ville de Las Vegas.11

1 « Cloud computing – statistics on the use by enterprises », eurostat, décembre 2021.

2 « Canalys outlook : 2023 predictions for the technology industry », Canalys, 12 janvier 2023.

3 Illidge, Myles. « Cloud explosion in South Africa », My Broadband, 5 janvier 2023.

4 « Google choisit l’Afrique du Sud pour sa première région cloud sur le continent », Ecofin, 5 octobre 2022.

5 « Cloud : les géants de la tech se partagent le marché mondial », Statista, 16 novembre 2022.

6 Khan, Sarmad. « Google Cloud plans more data centres in Middle East expansion push », The National News Businnes, 9 novembre 2022.

7 Thompson, Dan, Schweizer, Pedro. « Latin America home to 10 new cloud regions since onset of COVID-19 pandemic », S&P Global Market Intelligence, 22 novembre 2022.

8 Tung, Liam. « Cloud : le désarroi des fournisseurs français et européens », ZD Net, 26 juillet 2022.

9 « Data protection: Commission starts process to adopt adequacy decision for safe data flows with the US », European Commission, 13 décembre 2022.

10 « New year, new mechanism for US-EU data transfers? », Ius Laboris, 19 janvier 2023.

11 https://fr.darktrace.com/clients/city-of-las-vegas