La guerre de l’Arctique aura-t-elle lieu ?

Véritable eldorado énergétique et minier, point de passage de routes commerciales stratégiques et enjeu climatique et environnemental majeur, l’Arctique a toujours joué un rôle particulier dans la compétition entre puissances. Oasis de coopération pacifique depuis la fin de la guerre froide, il subit depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine l’effet de la dégradation des relations internationales. Il cristallise aujourd’hui les tensions qui divisent les Etats riverains et leurs alliés, et attise les convoitises et les ambitions de nouveaux acteurs.

Par Marie Rollet

La fin de lexception Arctique” ?

Depuis la fin de la guerre groide, l’Arctique constituait l’unique espace de coopération interrégionale pacifique. Conscients de leur intérêt mutuel à préserver la stabilité et à promouvoir le développement de la région, les 8 Etats riverains ou circumpolaires y avaient mis en sourdine leurs différends. Le Conseil de l’Arctique, né de cette volonté partagée en 1996, a ainsi été conçu comme un forum dédié aux sujets environnementaux et de développement durable, à l’exclusion des questions de paix et de sécurité. Ni le retour de la compétition entre Etats, ni l’émergence de la Chine comme nouvel acteur de la scène polaire, ni même l’annexion de la Crimée en 2014 n’avaient jusque-là sérieusement nuit à cet équilibre.

Mais en 2022, l’invasion de l’Ukraine et la candidature de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ont changé la donne. Car si (quand) elle sera effective, leur adhésion signera le retour de cette logique de « blocs » issue de la guerre froide dont la Russie ne cessait d’avertir ses concurrents. Elle portera à 7 le nombre de membres de l’OTAN siégeant au Conseil de l’Arctique, face à une Russie de plus en plus isolée. La politisation du Conseil de l’Arctique est donc sans doute inévitable, et avec elle sa paralysie. Pour la première fois depuis sa création, le Conseil de l’Arctique a cessé de se réunir en 2022. « Après un an de guerre, lexception arctique a cette fois bien pris fin » constate Jean-Louis Lozier, conseiller du Centre des études de sécurité de l’Ifri. Ironie de l’histoire, c’est justement la Russie qui exerce la présidence tournante du Conseil de l’Arctique jusqu’en mai 2023. Les 7 autres Etats continuent pour l’instant de se réunir sans elle, mais il reste difficile d’imaginer maintenir une gouvernance en Arctique sans la Russie, qui occupe 53% du littoral. Pour relancer la dynamique de coopération au sein du Conseil de l’Arctique, il faudra donc d’abord répondre à la question de la place et du rôle que pourra y tenir la Russie. Celle-ci est aujourd’hui en suspens. Il s’agira avant cela de voir si le changement de présidence au profit de la Norvège en mai 2023 réussira à donner au Conseil un nouveau souffle.

Frictions certaines, conflit peu probable

Face au retour de la compétition entre puissances, aux ambitions de nouveaux Etats dans la région, notamment de la Chine, mais aussi pour sécuriser leurs projets d’exploration et d’extraction, la Russie et les Etats-Unis ont développé au cours des dernières années des stratégies et doctrines visant à protéger leur souveraineté territoriale et l’intégrité de leurs zones respectives. En 2021, les Etats-Unis ont publié leur doctrine « Regaining Arctic Dominance », qui entend renforcer les forces arctiques terrestres aux côtés de forces navales et aériennes.

Les pays riverains (Norvège, Suède, Finlande, Danemark), ainsi que les Etats ayant des intérêts directs ou indirects dans la région (UE), ont également ajusté leur positionnement.
La Norvège, la Suède, la Finlande et le Danemark ont de leur côté remis à jour leurs stratégies sur l’Arctique entre 2020 et 2021, et entamé la modernisation et le renouvellement de leurs capacités d’action dans la région.1

L’Arctique, progressivement, s’est ainsi remilitarisé, sur le plan conventionnel et nucléaire. Au début des années 2000, la Russie a entrepris de restaurer sa présence militaire et de moderniser ses capacités dans la région, principalement à vocation défensive : réouverture de postes militaires datant de la guerre froide, test de missiles balistiques hypersoniques, sans compter la « Flotte du Nord », basée à Mourmansk sur la presqu’île de Kola. Elle multiplie également les exercices militaires dans la région, notamment dans la mer de Barents. L’OTAN et ses partenaires font de même, comme en 2018 où l’exercice Trident Juncture avait rassemblé les 29 Etats membres ainsi que la Suède et la Finlande, et plus récemment, fin mars 2022, l’opération Cold Response qui a mobilisé 30 000 hommes dans la région.

La perspective d’un affrontement direct ou d’un conflit ouvert dans la région semble toutefois très peu probable. « Il y a bien des rivalités, une compétition, mais pas de raison pour que la situation évolue en conflit. L’OTAN, les pays européens, et la Russie vont occuper militairement les espaces, mais il n’y a pas par exemple de conflit de souveraineté qui pourrait donner lieu à une guerre. » explique Olivier Poivre d’Arvor, Ambassadeur pour les pôles et les enjeux maritimes. « Il y a peu de chance que lArctique devienne une zone de conflit ouvert car tous les pays concernés sont soit des puissances nucléaires, soit couverts par une alliance nucléaire », abonde Jean-Louis Lozier. Ce qui empêche la montée aux extrêmes et le déclenchement d’une confrontation armée.2 L’équilibre nucléaire n’exclut pas en revanche les frictions et tensions en dessous du seuil, y compris d’autres champs de conflictualité, à l’image par exemple de la recrudescence de l’activité des forces sous-marines de la Russie, à la fois en Atlantique et en mer de Norvège. Ou comme en janvier 2022, avec la coupure de l’un des câbles sous-marins reliant la Norvège à la station de contrôle des satellites Svalsat au Svalbard, déjà dans un contexte de tensions au sujet de l’Ukraine.3

Le changement climatique, une opportunité de reprise de dialogue ?

« Les questions climatiques vont forcer les Etats à se reparler » espère Jean-Louis Lozier, « car lArctique nest pas une zone de conflictualité comme une autre : elle est soumise au réchauffement climatique de façon bien plus marquée. » Et pour cause : elle se réchauffe trois fois plus vite que le reste de la planète, et se transforme rapidement sous les yeux à la fois inquiets et intéressés des Etats riverains. Intéressés car la fonte des glaces permettra d’abord l’exploration, puis éventuellement l’exploitation, de nouvelles sources de matières premières et autres ressources stratégiques dont regorge le sol de l’Arctique. On estime qu’il contient 30% des réserves de gaz naturel et 13% des réserves de pétrole, sans compter tous les minerais et métaux qui seront au cœur de la transition énergétique : lithium, cobalt, nickel, terres rares, palladium…

La Russie, qui occupe la moitié du littoral arctique, est moteur de cette dynamique : exploration et exploitation de nouveaux champs de ressources et matières premières, développement des infrastructures nécessaires, pose de câbles sous-marins, développement d’une flotte de brise-glace à propulsion nucléaire…

Elle est aussi à la tête de projets énergétiques d’envergure comme “Arctic LNG2”, projet de gigantesques usines de gaz naturel liquéfié qui devait être lancé en 2023 sur la péninsule de Gydan. Mais avec les sanctions occidentales contre la Russie et le repli de certains gros investisseurs comme le français Total, qui en était l’un des principaux actionnaires, le projet accuse aujourd’hui un sérieux retard. Malgré sa recherche de partenariats avec la Chine, l’Inde, l’Arabie Saoudite ou encore la Turquie, la Russie ne semble pas en passe de gagner le match.

La fonte des glaces devrait également permettre l’ouverture de nouvelles routes maritimes ou faciliter l’exploitation de certains passages, à l’image de la Route Maritime du Nord, qui pourrait être ouverte tout au long de l’année d’ici 2035 en réduisant de 25% le temps de trajet entre l’Europe et l’Asie. Or la quasi-totalité du passage est située dans les eaux russes. Le pays y impose ses règles, et soumet chaque navire à une autorisation de passage et à l’accompagnement par un brise-glace russe dont les frais d’exploitation, dissuasifs, restent à la charge de l’armateur.4 La RMN, qui constitue le cœur de la stratégie de développement de la Russie en Arctique, pourrait donc aussi devenir à terme une source d’interdépendances et de tensions.

Les enjeux climatiques pourraient cependant constituer une occasion de reprise du dialogue et redonner sens au Conseil de l’Arctique, qui reste avant tout un organe de coopération scientifique. Nombre de projets sont en effet à l’arrêt ou fortement ralentis depuis le début de la guerre en Ukraine : suspension des collaborations avec des équipes de chercheurs russes, interruption des contributions financières de la Russie à certains programmes sous l’effet des sanctions, difficultés d’accès des équipes étrangères aux territoires russes, reports d’expéditions pour des durées indéterminées, ralentissement du partage d’informations et de remontées ou captations de données… Or la poursuite de ces projets est indispensable pour répondre à l’urgence climatique, et la participation de la Russie est cruciale. « LArctique est le balcon du climat » précise Olivier Poivre d’Arvor et d’ajouter : « Depuis la région, on voit ce qui se prépare à l’échelle de la planète. »

La Chine en embuscade ?

Si elle n’a pas d’accès direct à la région, la Chine est de plus en plus présente en Arctique. Son intérêt pour les pôles n’est pas récent. Depuis les années 1980, elle s’y est positionnée sur les plans scientifique, institutionnel et économique. Elle a su tisser des liens avec les Etats riverains et a obtenu le statut d’observateur permanent du Conseil de l’Arctique.5 Elle cultive aussi depuis plusieurs années un rapprochement stratégique avec la Russie, à la recherche d’une coopération qui lui permettrait d’intégrer les routes commerciales de la région pour concrétiser sa stratégie de « route de la soie polaire ». Elle a ainsi établi des partenariats avec plusieurs régions arctiques russes, dans un format « matières premières contre capitaux, technologies et main d’œuvre ».

L’entente affichée entre Moscou et Pékin devra surmonter leurs divergences sur les objectifs et modalités de leur coopération. « La Russie sera sans doute assez prudente » commente Jean-Louis Lozier, et de poursuivre: « Si elle a besoin des technologies et investissements chinois pour leurs champs gaziers, elle nest en revanche pas tellement favorable à linstallation de la marine populaire dans la région. » « A long terme, les perspectives de ce nouveau rapprochement Chine-Russie en Arctique dépendent donc fortement de la conjoncture internationale et de la capacité des deux pays à élaborer une stratégie cohérente de collaboration, avec des objectifs clairement définis et appliqués sur le terrain » précisaient déjà Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre à Areion en 2020.6

Contrairement à ce qui était attendu, la Chine ne s’est pas engouffrée dans l’appel d’air créé par la guerre en Ukraine et la remilitarisation de la région. Aucune mobilisation particulière, même sur le passage du Nord-Est, n’est à noter. « La Russie a besoin de la Chine pour viabiliser la RMN, faute d’investissements européens. La Chine veut aussi être présente sur les marchés de l’exploitation minière. Mais elle a trop de chantiers, elle ne peut pas être partout. La fameuse « route de la soie polaire » n’est d’ailleurs pour l’instant que du « wording » » rappelle Olivier Poivre d’Arvor. Nul doute cependant qu’elle saura se positionner, en temps voulu, pour récolter les bénéfices commerciaux de ces investissements.

Difficile pourtant de prédire aujourd’hui l’avenir de la région. « A court terme, il dépendra en grande partie du rôle et de la place que prendra la Russie. Cela dépendra de la durée de la guerre, et de l’ampleur de la détérioration du climat. A plus long terme, cela dépendra aussi de la façon dont les dirigeants vont se comporter, face à la transformation de l’espace dans cette région qui subit de plein fouet le changement climatique » analyse Olivier Poivre d’Arvor. « L’Arctique est loin d’être un Far-West. Nous ne devons pas être pessimiste » précise-t-il « bien que l’exploitation des ressources naturelles et des fonds marins vont avoir de réelles conséquences. »

1 Jean-Louis Lozier, Arctique : vers la fin de l’exception ? Enjeux stratégiques, nucléaires et maritimes, Proliferation Papers, n° 64, avril 2022

2 Ibid

3 Ibid

4 La Route maritime du Nord : La nouvelle arme économique au service du désenclavement russe | Portail de l’IE (portail-ie.fr)

5 La Chine et l’Arctique – Route vers le nord – Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie (observatoirenrs.com)

6 La Russie, la Chine et la route de la soie polaire – Areion24.news