Quantique : quelle stratégie pour la France ?

La stratégie nationale pour les technologies quantiques présentée en janvier 2021 vise à garantir l’indépendance de la France sur ces technologies de rupture et placer le pays en tête de la compétition mondiale. Deux ans après son lancement, les progrès sont nombreux, mais les défis qu’il reste à relever, aussi…

Rencontre avec Neil Abroug, coordinateur de la stratégie quantique nationale française

Propos recueillis par Amélie Rives

Le quantique : enjeu scientifique, économique et politique

Dès 2018, nous avons identifié les technologies quantiques comme susceptibles d’avoir des impacts significatifs dans plusieurs secteurs stratégiques. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une « révolution quantique » dont les résultats les plus impactants sont à attendre à long terme. Mais c’est bien le rôle de l’Etat que de réfléchir à cette échelle de temps. Si les incertitudes sont encore nombreuses et les niveaux d’investissements nécessaires importants, au regard des ruptures technologiques attendues, la France devait impérativement se positionner. D’autant que nous disposons d’une masse critique d’acteurs : organismes de recherche, établissements d’enseignement, industriels… En 2019, un fonds dédié a été créé, Quantonation, avec un réel effet de levier sur l’écosystème des start-up. Aujourd’hui, la France talonne le Royaume-Uni en termes de levée de fonds et se place au 3e rang mondial de la mobilisation d’investissement privé.

Les risques sont nombreux. Scientifiques d’abord, car il reste de nombreuses incertitudes sur les voies de développement des technologies quantiques. Technologiques ensuite, liés aux enjeux du passage à l’échelle notamment. Et plus classiquement, des risques économiques. Sans compter que l’horizon de temps est lointain et incertain, se dessinant à au moins une décennie, peut-être deux. Le développement des technologies quantiques entraîne également des enjeux de souveraineté et de compétitivité. Elles permettront notamment d’accélérer les cycles de développement de produits stratégiques, comme les médicaments, et confèreront donc un avantage compétitif aux acteurs qui les maîtriseront. De même dans le secteur de la défense, la maîtrise des technologies quantiques constituera un véritable avantage opérationnel en matière de capteurs, de guerre électronique, de navigation… Les technologies quantiques et leurs actifs matériels et immatériels, sont par ailleurs considérés comme stratégiques. Les investissements étrangers dans les sociétés qui les portent font eux l’objet d’une étroite surveillance.

Une stratégie ambitieuse et des progrès concrets

C’est dans ce contexte qu’a été élaborée la Stratégie nationale quantique, qui consacrera 1,8 milliard d’euros au développement de ces technologies d’ici 2025. Un milliard sera financé par l’Etat, notamment à travers le Programme d’Investissement d’Avenir. Au cours des deux dernières années 350 millions d’euros ont déjà été investis dans le cadre de France 2030. 150 millions d’euros ont notamment été alloués au Programme d’Equipement Prioritaires de Recherche (PEPR) quantique, qui a identifié dix grands projets portant sur ses quatre axes de recherche : les qubits robustes à l’état solide pour le calcul quantique, les qubits à atomes froids pour le calcul et les capteurs quantiques, les codes correcteurs d’erreur, algorithmes quantiques et cryptographie post-quantique, et la communication quantique. L’appel à projet qui permettra d’identifier les prochains projets vient d’être clôturé. 60 millions d’euros ont aussi été mobilisés dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt « Compétences et métiers d’avenirs ». L’initiative HQI a pour sa part bénéficié d’un budget de 72,3 millions d’euros pour le développement d’une plateforme de calcul hybride interconnectant systèmes de calcul classiques et dispositifs quantiques. Les premiers services issus de ce programme sont disponibles depuis le début de l’année pour les communautés académiques et industrielles, comme la Quantum Learning Machine d’Atos ou des environnements dédiés à certaines technologies à l’étude. C’est le cas de Pulser, proposé par la start-up Pasqal pour émuler le fonctionnement d’un simulateur quantique à atomes froids, ou Perceval, l’environnement dédié au calcul quantique basé sur l’optique linéaire de Quandela. Enfin, 80 millions ont été alloués au soutien aux filières industrielles critiques et ont permis l’émergence de plusieurs projets concrets et notables. Pasqal, a ainsi réalisé une levée de fonds inédite de 100 millions d’euros début 2023 pour développer un ordinateur quantique à atomes neutres, qui la distingue aux supercalculateurs classiques des autres acteurs du secteur, et qui devrait être lancé en 2024. Quant à la start-up Siquance, qui travaille au développement d’un ordinateur quantique à base de micro-conducteurs de sillicium, elle a remporté le concours d’innovation i-Lab en 2022.

Ces dispositifs permettront de faire grandir un écosystème déjà solide et diversifié. En matière de R&D, il repose sur des acteurs reconnus comme le CNRS, le CEA, l’INRIA, ou encore le CNES et l’ONERA pour les technologies de communication et les capteurs quantiques. Les Universités de Paris Saclay, Grenoble, Bordeaux, Nice ou Strasbourg sont elles aussi très actives. Le secteur privé fourmille également avec des acteurs comme Alice et Bob, dont la technologie réduit les erreurs sur les qubits. D’autres se positionnent sur les mémoires quantiques ou les amplificateurs, comme Silent Waves. Spécificité française en Europe, certains grands acteurs industriels se sont aussi lancés dans le développement et le financement de certaines technologies quantiques ou de technologies dites « habilitantes » : Atos pour les logiciels, émulateurs et accélérateurs quantiques, Thales pour les capteurs, Air Liquide pour la cryogénie, Orano pour les isotopes, etc. Tous contribuent ainsi à la construction d’un écosystème de classe mondiale.

Anticiper les défis de demain

La Stratégie nationale doit aussi répondre au défi posé par la disponibilité des talents. Elle s’est donnée pour objectif de créer 16 000 emplois dans le secteur à horizon 2030. 21 établissements d’enseignement et de recherche ont ainsi été sélectionnés et financés dans le cadre du consortium QuanTEdu-France. En 2022, 170 thèses supplémentaires ont été lancées et 1000 étudiants avaient intégré des cursus à forte dominance quantique. Pour 2023, l’objectif est d’atteindre 250 nouvelles thèses et 1200 nouveaux élèves, pour alimenter cet écosystème grandissant qui offre de nombreuses opportunités professionnelles. Comme dans beaucoup de secteurs, l’attractivité des acteurs privés pourrait certes exercer une pression sur les emplois proposés par les organismes publics, mais l’enjeu principal reste celui d’un « brain drain » qui serait défavorable à la France. La coopération internationale et la mobilité sont certes indispensables pour favoriser les avancées scientifiques, mais elles doivent être équilibrées. La solidité et la diversité de notre écosystème national sont à ce titre essentielles pour conserver nos talents.

Autre défi majeur : la cryptanalyse devra répondre à l’obsolescence annoncée des systèmes cryptographiques classiques. La migration vers la cryptographie post-quantique doit se préparer dès aujourd’hui. La France a fait le choix de s’appuyer sur les standards du NIST, et nous sommes fiers de constater que les standards retenus sont maîtrisés par notre écosystème quantique, à la fois par la recherche et l’industrie. L’approche adoptée par la France et promue au niveau européen est celle d’une adoption hybride. Sans recul suffisant sur les potentielles vulnérabilités des algorithmes de cryptographie post-quantique sélectionnés, l’ANSSI recommande en effet une phase initiale de cohabitation entre les systèmes de cryptographie classique et post-quantique.

Un nécessaire effort européen

La somme des investissements publics dédiés au quantique en Europe s’établit aujourd’hui à 7 milliards d’euros. Mais pour atteindre la masse critique qui permettrait de faire émerger des champions européens du secteur, il est impératif d’éviter que ces investissements ne se fassent concurrence. La coordination entre les ambitions et dispositifs nationaux et européens est donc indispensable. Au niveau européen, le mécanisme EuroHPC vise par exemple à développer un écosystème de supercalcul de classe mondiale, en mettant en commun les ressources de l’UE et celles des Etats membres. C’est via ce dispositif que la France et à l’Allemagne ont pu, au travers de leurs centres de recherche respectifs, co-acheter deux machines à l’entreprise Pasqal avec la Commission européenne. Au-delà des outils de co-financement déjà identifiés, nous menons aujourd’hui des réflexions sur l’articulation entre les guichets européens et nationaux, et nous nous efforçons de penser les dispositifs nationaux de façon à ce qu’ils ne remettent pas en cause l’attractivité des dispositifs européens.

Les trois prochaines années de mise en œuvre de cette stratégie nationale devront permettre à la France de garantir son indépendance technologique et industrielle dans ce secteur. L’enjeu sera aussi d’accroître l’attractivité de la filière pour continuer à développer un écosystème national compétitif, en coopération étroite avec nos partenaires européens. Enfin, il s’agira de renforcer la visibilité internationale dans ces technologiques, pour s’imposer comme un acteur incontournable du quantique.