Doit-on se préparer à la « révolution quantique » ?

Les ordinateurs quantiques permettront « un gain de temps […] exponentiel (passage de plusieurs milliers dannées à quelques heures), rendant accessibles certains calculs irréalisables en pratique à ce jour »1. La promesse d’une rupture technologique sans précédent, avec toutes les incertitudes et les défis qui l’accompagnent : scientifiques, technologiques, mais aussi stratégiques et industriels. Pour y répondre et se hisser parmi les grandes nations du quantique, la France consacrera 18 milliards d’euros d’ici 2025 pour mettre en œuvre une ambitieuse Stratégie d’accélération des technologies quantiques.

Par Marie Rollet

Chronique dune rupture technologique annoncée

Largement médiatisée, l’accélération des progrès technologiques portés par des acteurs comme IBM ou Google, qui a annoncé avoir atteint la « suprématie quantique », ont pu donner l’impression que l’ordinateur quantique universel était à portée de main. Il y a pourtant « un écart considérable entre ce dont on rêve et ce qui existe. Des machines à usage commercial sont déjà disponibles dans le Cloud comme chez IBM, Amazon ou Microsoft ou certaines start-up, mais elles ne sont aujourd’hui généralement pas plus puissantes qu’un ordinateur portable. Il faudra attendre plusieurs décennies pour qu’elles dépassent les supercalculateurs. » prévient Olivier Ezratty, auteur et co-fondateur de la Quantum Energy Initiative. Mais difficile de savoir quand. « Les incertitudes scientifiques et technologiques sont considérables, bien plus que dans n’importe quel domaine, et sur l’ensemble de la chaîne de valeur. » poursuit-il, et d’ajouter : « Pour autant, l’état de l’art est très mouvant. L’actualité scientifique est très dense et les améliorations sont régulières et continues, à la fois sur la qualité et la quantité de qubits disponibles, sur les algorithmes et la façon dont ils collaborent avec les algorithmes classiques qui les contrôlent… L’innovation et la R&D viennent beaucoup du secteur privé, qui contrairement aux laboratoires dispose d’équipes nombreuses et pluridisciplinaires qui allient recherche fondamentale et développement de produit. » Car le développement des technologies quantiques nécessitera d’avancer à la fois sur le volet scientifique (produire des qubits de qualité par exemple), et technologique (ordinateurs, électronique, algorithmes…).

En attendant, des technologies dites noisy intermediate-scale quantum, (« NISQ ») permettront, dans quelques années, d’exploiter des calculateurs de quelques dizaines ou centaines de qubits seulement, encore imparfaits et induisant un taux d’erreur non négligeable, mais aux capacités considérablement supérieures à celles des ordinateurs classiques. Elles fourniront des outils d’optimisation, de modélisation prédictive et de machine learning d’une précision et d’une rapidité inégalées qui pourraient trouver des déclinaisons dans de nombreux domaines : la santé pour la conception de médicaments, la météorologie pour l’anticipation des phénomènes climatiques et la gestion des catastrophes naturelles, le secteur bancaire et financier pour affiner les prévisions financières et lutter contre la fraude, l’aéronautique pour la recherche de matériaux plus performants ou la protection contre la corrosion et l’exposition aux ultraviolets…

Les bénéfices que ces technologies apporteront concrètement à ces différents secteurs dépendront surtout d’un facteur souvent sous-estimé : le temps de calcul. « La principale valeur ajoutée théorique du quantique, c’est d’effectuer des calculs qui nécessiteraient une puissance inatteignable avec des machines classiques, dans un temps humainement raisonnable. Cela ne signifie pas que les calculs seront instantanés. Pour certaines applications, ils pourraient durer plusieurs décennies. Quand il s’agit de concevoir de nouvelles molécules ou de nouveaux vaccins, une attente de quelques mois peut-être acceptable. Pour la gestion d’une flotte de véhicules autonomes qui nécessitent une réactivité en temps réel, cela n’est pas envisageable. » souligne Olivier Ezratty.

La course au qubit est lancée

Conscients du potentiel de ces technologies et de l’avantage concurrentiel qu’elles confèreront, les Etats se sont lancés dans une véritable course au qubit entre compétition politique et économique, et coopération scientifique et technique. Sans surprise, les Etats-Unis sont en tête du peloton. La stratégie dédiée de 2018 visait déjà à assurer leur leadership dans ces technologies critiques. La stratégie nationale de cybersécurité de mars 2023 place désormais le quantique au cœur les priorités d’investissements pour permettre aux Etats-Unis de « continuer à jouer un rôle de premier plan dans l’innovation en matière de technologies et d’infrastructures de nouvelle génération sûres et résilientes ». Un positionnement qui traduit son inquiétude face aux ambitions affichées de la Chine, qui cherche elle aussi à prendre la tête de la compétition mondiale. « Mais ses investissements restent en deçà de ceux mobilisés par les Etats-Unis et l’Europe. Ils sont souvent surévalués, mais si on les compare sur les mêmes durées et si on extrait les sommes strictement dédiées au quantique intégrées à des projets plus larges, la Chine reste derrière en termes de financement public comme privé. Sur le plan scientifique, la Chine est très avancée sur la photonique, mais sa force réside surtout dans sa capacité de déploiement à grande échelle. En pratique, les communications quantiques de deuxième génération se construisent en Europe » précise Olivier Ezratty. Avec des projets collaboratifs comme OpenQKD ou EuroQCI, l’infrastructure européenne de communication quantique, ainsi que via les écosystèmes nationaux de la recherche et des start-up.

Le Canada, pionnier des technologies quantiques, ambitionne de devenir leader du secteur. En janvier 2023, le gouvernement fédéral a publié une stratégie qui couronne 10 ans de politiques publiques ambitieuses. Elle vise à structurer un écosystème déjà solide, fort d’une communauté de la recherche en pointe, incarnée notamment par lInstitute for Quantum Computing de l’Université de Waterloo, et d’industriels précurseurs. Comme D-Wave, qui a introduit en 2011 le premier ordinateur fondé sur la technologie quantique. Ou 1Qbit et ses logiciels de production d’applications commerciales pour ordinateurs quantiques, dans le domaine médical et financier notamment… Au total, 685 millions d’euros auraient été investis dans la recherche et la science quantiques entre 2009 et 2020, et d’ici 2045 l’industrie quantique canadienne pourrait représenter 139 milliards de dollars.2 En 2019, le Canada était aussi le premier pays au monde des dépôts de brevets dans l’informatique quantique.

« Asseoir durablement la France dans le premier cercle des pays qui maîtrisent les technologies quantiques »3 c’est également l’objectif de la Stratégie d’accélération des technologies quantique de 2021. 1,8 milliard d’euro sur 5 ans permettront d’ « enrichir et affirmer la capabilité de la France sur le plan scientifique et technologique, mais aussi dans les chaînes de valeur industrielles et le développement du capital humain, afin de garantir et pérenniser notre indépendance dans ce domaine technologique qui façonnera le futur. »4 Au-delà du soutien à la recherche fondamentale et à l’écosystème industriel et le développement de ressources humaines, la France a aussi investi dans les technologies habilitantes, comme l’électronique basse consommation ou haute fréquence, ou la cryogénie. Autre orientation stratégique distinctive, la France souhaite se donner les moyens d’être autonome dans les matières premières rares du quantique. Orano a ainsi entrepris de se doter d’une capacité d’isotopes rares, et Air Liquide a sécurisé l’approvisionnement via le Canada de l’hélium 3, utilisé pour les technologies nucléaires et pour les cryostats à très basses températures des calculateurs quantiques.

Une menace lointaine mais réelle

Revers de la médaille, les technologies quantiques menaceront la sécurité des systèmes informatiques et des infrastructures numériques. Leur puissance de calcul rendra obsolètes les méthodes de cryptage actuelles, et des algorithmes comme celui de Shor ou Gover seront capables de briser les algorithmes de cryptographiques actuels. Les risques pour la protection des données et la sécurité des activités économiques basées sur le chiffrement sont considérables.  Autre sujet d’inquiétude : les attaques « store now, decrypt later », qui consistent à enregistrer des données chiffrées qui pourront être déchiffrées et exploitées ultérieurement par des technologies quantiques. Les signatures électroniques pourraient elles aussi être corrompue par un ordinateur quantique, alors même qu’elles vont devenir centrales dans les prochains mois avec le déploiement de l’identité numérique professionnelle en Europe notamment, et un passage vers le « tout numérique administratif » à terme.

« La menace est lointaine et le principe de précaution appliqué aujourd’hui un peu dispropportionné, mais on doit se préoccuper des questions de cryptographie dès maintenant. D’abord pour des questions de normalisation et de standardisation, comme en témoignent les travaux menées par le NIST » détaille Olivier Ezratty. Il s’agira de développer une nouvelle génération de technologies de cryptage « post-quantiques » permettant aux ordinateurs classiques de contrer des attaques menées par des machines quantiques. Celles-ci font l’objet de nombreux travaux. Certains portent sur l’augmentation de la taille des clés, d’autres sur la complexification des fonctions de trappe, d’autres encore sur les constructions à base de treillis, les fonctions de hachage ou l’échange de clés d’isogénie supersingulaire… Les approches les plus prometteuses à ce jour restent celles qui reposent sur les réseaux euclidiens, comme le chiffrement homomorphe, ou sur les codes correcteurs d’erreurs. En 2022, le concours lancé en 2016 par le NIST a récompensé les algorithmes résistants au quantique CRYSTALS-Kyber pour le chiffrement, et CRYSTALS-Dilithium pour les signatures.

Encore faudra-t-il être en mesure de les mettre en œuvre avant l’avènement de l’ordinateur quantique. Le développement et le déploiement de solutions de cryptographie post-quantiques nécessitera en effet d’adapter ou mettre à niveau les architectures et infrastructures de réseaux actuelles, et ne pourra être que progressif. Plusieurs Etats, comme la France, appellent par ailleurs à une adoption prudente des technologies post-quantiques en combinant « les calculs dun algorithme à clé publique pré-quantique reconnu et dun algorithme post-quantique supplémentaire » afin de de « bénéficier à la fois de la forte assurance sur la résistance du premier contre les attaquants classiques et de la résistance conjecturée du second contre les attaquants quantiques. »5

Encore de nombreux défis à relever

Le passage à l’ère quantique pose encore de nombreuses questions. L’informatique quantique repose sur des logiques si différentes de l’informatique classique qu’il nécessitera de revoir la façon dont sont conçues et développées les applications. Leur adoption impliquera donc à bien des égards de “réinventer l’informatique”. Il s’agira aussi de s’assurer de l’interopérabilité des solutions déployées par les différents maillons de la chaîne de valeur. Ce qui soulèvera également des questions liées à la certification des technologies utilisées, et aux indicateurs de mesure des performances des ordinateurs quantiques.

Enfin, la question de l’accès aux ressources reste centrale. Ressources matérielles et primaires bien sûr (silicium, hélium, métaux rares), mais humaines surtout, car l’adoption et le déploiement de ces nouvelles technologies nécessiteront de nouvelles compétences et débouchera sur l’émergence de nouveaux métiers. Accélérer le développement des compétences et du capital humain est d’ailleurs l’un des principaux objectifs de la Stratégie nationale quantique française. Via le projet QuanTEdu-France, porté par l’Université Grenoble Alpes et soutenu par 21 établissements académiques, des acteurs de la formation initiale et continue, de l’industrie et de l’innovation travaillent concrètement à adapter les méthodes d’enseignement et à former les ingénieurs, chercheurs, maîtres de conférences et professeurs, techniciens et cadres. En 2022, 1000 étudiants ont intégré un cursus de niveau supérieur dans des formations à dominante quantique, et 170 nouvelles thèses avaient été lancées. Objectif 2023 : 250 nouvelles thèses et 1200 nouveaux étudiants pour alimenter l’écosystème français du quantique.

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1 Quantique : le virage technologique que la France ne ratera pas | entreprises.gouv.fr

2 Conseil national de recherches Canada

3 ibid

4 Stratégie nationale pour les technologies quantiques | entreprises.gouv.fr

5 anssi-avis-migration-vers-la-cryptographie-post-quantique.pdf