Nouveaux horizons pour les jumeaux numériques

Déjà déployés dans divers secteurs de la construction automobile au BTP, en passant par l’aide à la reconstruction en Ukraine, les jumeaux numériques élargissent leurs horizons et s’ouvrent à de nouveaux usages. Au coeur des enjeux de transition, le déploiement de ces technologies annonce une large numérisation du réel au service de la performance, pour marquer le virage vers l’industrie 4.0, transformer le secteur de la défense mais aussi réduire l’impact environnemental de nos activités.

PAR ALEXIS PAPIN

Une technologie accompagnatrice de ruptures

Interfaces nécessaires à la numérisation des objets physiques, les IoT se répandent à l’aube du web 3.0, porteur de la promesse d’une intégration des données et d’une interactivité accrues. Brique technologique essentielle pour le déploiement de nouvelles technologies, l’ingénierie numérique sera à la base de la recherche de demain dans divers domaines. Déjà mise en oeuvre pour le développement de la 6G, reproduisant l’environnement du réseau en temps réel, le futur semble aussi très prometteur en matière de santé. Combinés à l’intelligence artificielle, les jumeaux numériques devraient permettre d’accompagner la décision clinique notamment en matière de cancérologie. Pour cela, la numérisation du corps humain est toujours en cours de développement alors que Dassault Systèmes continue d’étudier cette question qui pourra, à terme, révolutionner la médecine, en permettant de simuler les effets de médicaments et vaccins. L’industrie 4.0 tend aussi à donner un rôle inédit à ces technologies avec une croissance commerciale à hauteur de 15% selon un rapport de l’institut de recherche de Capgemini.1 Des perspectives encourageantes qui se font l’annonce d’une productivité accrue. Le cabinet McKinsey estime que la liaison entre mondes réel et virtuel pourrait générer jusqu’à 11,1 milliards de dollars par an à l’horizon 2025. Avec l’avènement du cloud computing, les modèles virtuels exécutables de systèmes physiques voient le jour. En octobre dernier, Capgemini et Microsoft annonçaient un partenariat pour créer Reflect, une plateforme de jumeau numérique cloud-native basée sur Azure. Son avantage majeur repose sur le stockage de données directement sur le cloud afin de se passer des silos informatiques qui les hébergent habituellement et de proposer une vision holistique des actifs de l’entreprise.

Perspectives pour la défense

Sur les dossiers de défense, les jumeaux numériques permettent de repenser les systèmes d’armes intelligents qui feront le futur de l’industrie de l’armement. Pour son avion de combat de 6e génération, le Tempest, Londres mise sur l’ingénierie numérique au travers de BAE Systems afin d’accélérer le développement de pièces de son aéronef, annoncé dès 2018.2 Particulièrement efficaces, les jumeaux numériques permettent l’amélioration significative des performances et de la capacité opérationnelle de l’aéronautique, si bien que les Etats-Unis investissent sur le programme « eCreate Before You Aviate » destiné à pousser la qualité des tests numériques dans le domaine, avant tout essai physique. Dans le domaine naval, l’ingénierie permet également d’accélérer le processus de production de navires de surface et de submersibles. Le Suffren, dernier sous-marin nucléaire d’attaque français, a fait l’objet d’une phase de test virtuels sous la direction de Naval Group et TechnicAtome. Une simulation qui a permis de réduire le temps de production, passant de 18 mois à 3 seulement. Plus que la seule phase de conception, les jumeaux feront partie de la vie des bâtiments de guerre pour lesquels une maintenance rigoureuse est nécessaire. L’ingénierie numérique annonce la maintenance prédictive, prévenant les équipages des dysfonctionnements en temps réel. Ces déploiements s’accompagnent d’une réflexion approfondie sur l’application en matière de planification et de formation des forces. En mars 2022, paraissait un premier article de recherche produit par le centre de doctrine et d’enseignement du commandement de l’Armée de terre. C’est dans la formation des militaires que les jumeaux numériques trouvent leurs applications les plus avancées. Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne se servent de la modélisation pour organiser des exercices combinant matériel réel et simulation d’un théâtre d’opération en réalité augmentée. En France, le programme SCORPION lancé en 2018 travaille sur l’ajout de cette dimension aux exercices militaires. Il inclut la mise en œuvre de TOHP (théâtres d’opération hybride partagés), dont l’objectif premier est la formation des échelons supérieurs de commandement. Grâce à la virtualisation d’une partie de l’exercice, les terrains militaires s’agrandissent et permettent le combat collaboratif en remplaçant l’environnement numérique d’entrainement par un jumeau numérique d’un compartiment du théâtre d’opération reconstitué à partir d’une collecte de données réalisée ainsi que de centres d’entraînement collaboratifs adéquats. En 2022, la simulation a pris un nouveau tournant en évoluant vers un mode dynamique.

Oeuvrer pour un avenir meilleur

Outre les gains de productivité, l’ingénierie numérique préfigure d’une nouvelle gestion des villes. Depuis 2020, le projet LEAD soutenu par l’Union européenne accompagne 6 villes – Madrid, La Haye, Lyon, Budapest, Oslo et Porto – dans le but d’expérimenter les bienfaits des jumeaux numériques de réseaux logistiques urbains. Cette logistique intelligente construite sur la base de partenariats public-privé doit permettre une réduction significative des émissions de gaz à effet de serre. De nombreuses initiatives en ce sens voient le jour à travers le monde. San Francisco a fait le choix de modéliser son tissu urbain en temps réel, lui permettant d’analyser la qualité de l’air mais aussi le trafic dans son port. En Suisse, la ville de Lugano se sert de l’ingénierie numérique et de l’intelligence artificielle pour lutter contre les problèmes de trafic et repenser son infrastructure afin de préparer la piétonnisation de son front de lac. En 2022, la ville de Mendoza en Argentine décidait de modéliser l’entièreté du million d’arbres qui peuple son parc naturel dans l’objectif de protéger ses espaces naturels. La numérisation porte en elle l’espoir d’une meilleure quantification de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Une perspective encourageante qui pousse le Cerema et l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) à appeler à la naissance d’une « équipe nationale du jumeau numérique » dans le but de promouvoir les meilleurs usages et modéliser les risques environnementaux, qu’il s’agisse de la submersion marine ou encore de la formation d’îlots de chaleur en ville.3 Poussée par la Commission européenne dans le cadre de la mission « Restore our ocean and waters by 2030 », l’organisation intergouvernementale Mercator Ocean International oeuvre dans l’objectif de doter la mer de son propre jumeau numérique. Basé à Toulouse, ce projet fournira des données en temps réel combinant observations océaniques, intelligence artificielle et modélisation afin de permettre à tous, citoyens, gouvernements ou chercheurs, le suivi des phénomènes maritimes à l’oeuvre et identifier les relations de causes à effets entre nos activités et les dérèglements en mer.

Coopération transnationale ?

En matière de jumeau numérique aussi les initiatives essaiment pour promouvoir de nouveaux standards d’interopérabilité. La normalisation est cruciale pour assurer les échanges de données et donc l’intégration des différents jumeaux numériques tant entre eux (jusqu’au métavers industriel) qu’au reste des systèmes d’information. En Allemagne, neuf groupes – Siemens, Bausch+Ströbel, Bosch Rexroth, CADENAS, Festo, HARTING, SICK, Phoenix Contact, et WAGO – se sont appuyés sur l’Asset administration shell (AAS) fixé par l’Industrial digital twin association, alliance allemande des acteurs industriels sur la question de la numérisation, pour rendre possible pour la première fois l’interopérabilité d’un jumeau numérique du fabricant au client.4 L’IRT SystemX a lancé de son côté en janvier un programme de recherche et développement sur cinq ans afin de proposer une future norme française, aux ambitions européennes affichées. Le programme JNI se concentre sur l’emploi des jumeaux numériques dans le cadre des systèmes industriels complexes. Un projet qui doit parvenir à la création de standards communs dans l’optimisation des flux logistiques et la prédiction des appels de pièce, l’optimisation des processus industriels, la standardisation des interfaces, la simulation et le déploiement de la maintenance prédictive.5 Au-delà d’une coopération transnationale accrue, l’ingénierie numérique est l’opportunité de l’indépendance comme pour les Etats-Unis qui voient dans cette brique technologique stratégique le potentiel de réduire leur dépendance à la production asiatique pour les semi-conducteurs. Le CHIPS Act de 2022 promet 50 milliards de dollars d’investissements dans les jumeaux numériques pour parvenir à cette fin. Adossé à l’intelligence artificielle, il devrait permettre à Washington de répondre à sa demande nationale et stimuler l’industrie pour rattraper son retard sur la production de semi-conducteurs.6

1 « Digital Twins: Adding Intelligence to the Real World », Capgemini Research Institute, 2022.

2 Lagneau Laurent, « Londres annonce le vol d’un démonstrateur de l’avion de combat de 6e génération Tempest dans les cinq ans à venir », Opex360, 18 juillet 2022.

3 « IGN et Cerema appellent à la création d’une équipe de France du jumeau numérique », SigMagTV.

4 « Nine partners demonstrate an interoperable digital twin based on the Asset Administration Shell », Siemens, 18 avril 2023.

5 Gauthier François, « SystemX initie un programme sur l’interopérabilité des jumeaux numériques de systèmes industriels complexes », L’embarqué, 2 février 2023.

6 Rust Chris, « How digital twin technology can bridge America’s chip manufacturing gap », Fortune, 26 octobre 2022.