Un réarmement naval mondial : menace pour la paix en mer ?

La loi de programmation militaire 2024-2030 l’annonce : se positionner à la hauteur des nouvelles menaces et des « sauts technologiques » passera par un investissement majeur dans les capacités.1 Grande mesure du programme budgétaire, la promesse d’un porte-avion de nouvelle génération d’ici 2037 illustre la nécessité de l’affirmation de la puissance sur mer et appelle au réarmement dans des espaces maritimes sous tension.

PAR THÉO LHEN TALLIEU

Un retour du combat naval

Un croiseur russe Moskva coulé par les ukrainiens au printemps, un blocus maritime installé par Moscou sur les mer Noire et d’Azov, un combat pour la maîtrise de l’île des Serpents… L’an dernier aura bien prouvé que penser l’avenir de la guerre ne se fera pas sans une réflexion sur l’élément naval. Car, si l’invasion russe en Ukraine marque bien le retour des combats sur le sol continental européen, il s’agit aussi de l’occasion pour l’affrontement en mer de faire son grand retour. « Bien que peu médiatisé, l’élément naval fait partie intégrante de la guerre en Ukraine, précise Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche au Centre d’études stratégiques de la Marine. D’une part, le combat et la veille en mer sont une composante du conflit, mais c’est également la maritimisation des approvisionnements en énergie conséquente à la guerre qui accentue la pression sur les points de passages des routes maritimes énergétiques. » Un contexte choisi par l’Allied Maritime Command de Northwood pour repenser les modalités de l’action navale otanienne, d’autant que sa présence en mer Noire est plébiscitée depuis Kyiv. Le 13 avril, Dmytro Kouleba, ministre des affaires étrangères du gouvernement Zelensky, lançait un appel sans ambiguïté en demandant de faire de la mer Noire une « mer de l’OTAN ».2 Autre théâtre de tensions : la mer Baltique. L’étau se resserre pour Moscou alors que la Finlande porte désormais l’étendard de l’Alliance atlantique. Une adhésion qui s’est immédiatement traduite par un premier exercice conjoint et la visite de vaisseaux allemands et portugais à Helsinki.3 La Suède, toujours en attente de ratification de sa demande d’intégration, ne s’est pas pour autant privée d’organiser le plus important exercice de son histoire en partenariat avec l’OTAN, réunissant 26 000 militaires en provenance de 14 pays. Pour sa part, la France se saisit de l’ampleur du défi et organise des exercices interarmées d’envergure à l’image d’ORION ou de Polaris 21. « On ne joue pas » résumait l’amiral Vandier, chef d’état-major de la marine en novembre 2022, rappelant ainsi la nécessaire préparation des forces à l’éventualité du combat sur mer.4 Par ailleurs, la mission EMASoH Agenor « qui permet de suppléer le départ dune grande partie des forces américaines du golfe Arabo-Persique et unit 9 pays, autour de la France, pour assurer une sécurité des voies maritimes et des échanges, tend à devenir une mission-phare pour les forces navales des pays européens dans leur ensemble. » ajoute Nicolas Mazzucchi.

Un phénomène nouveau ?

Pour le directeur de recherche du CESM, le réarmement naval est une « dynamique ancienne, dont le lien avec la guerre en Ukraine est aujourd’hui surévalué ». Et de préciser : « En réalité, c’est un phénomène à l’oeuvre depuis plus de 10ans avec le pivot des Etats-Unis vers le Pacifique et les nouvelles ambitions chinoises en haute mer. Cependant, c’est aujourdhui que les objets qui étaient en construction sur les chantiers navals depuis cette époque connaissent leurs premiers déploiements. Dans ce contexte, les annonces de programmes qui font suite à la guerre en Ukraine donnent cette impression que le réarmement y est directement lié.»

Nouveaux moyens en Méditerranée

Parmi les axes majeurs d’investissement dans le réarmement, la Méditerranée, espace tampon entre les océans Indien et Pacifique concentrant les tensions régionales, figure en tête de liste. Dans la droite ligne de sa doctrine de la « Patrie bleue », la Turquie entend protéger ses intérêts nationaux par une posture proactive dans le bassin maritime et parie sur ses capacités en matière d’innovation. Le premier porte-drones de combat Anadolu présenté en avril illustre ce virage. Alors que le navire était initialement prévu pour accueillir des F-35, le constructeur Baykar procède à la navalisation de ses drones pour les adapter à ce nouveau type de vaisseau. Israël a approfondi son partenariat avec Abu Dhabi pour concevoir conjointement leur premier navire sans pilote conçu par Israel Aerospace Industries (IAI) et le consortium de défense émirati EDGE. Cette innovation fait suite à l’annonce d’une intransigeance absolue de la part de Benyamin Netanyahou dans la zone économique exclusive du pays, qui l’avait vu renforcer son « C-Dome », système antimissile naval dérivé du « Dôme de fer ». L’Egypte gonfle également sa flotte en privilégiant l’achat sur étagère. En mars, Le Caire a fait le choix de se doter de trois anciens patrouilleurs américains de type Cyclone.

Tensions dans le bassin indopacifique

Depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, la Chine donne un nouveau rythme à la compétition dans un espace auquel elle refuse pourtant de se conformer : l’Indopacifique. Tandis que Pékin maintient sa posture offensive en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, c’est désormais vers la haute mer et la troisième chaîne d’île, de Hawaii à l’est de l’Afrique, que s’oriente le regard du PCC. Afin d’adapter son outil à ses nouvelles ambitions, la Chine, qui s’était appuyée sur la rénovation d’un porte avion soviétique pour en faire son premier vaisseau amiral en 2012, stimule désormais son industrie pour augmenter sa flotte. Le Fujian, deuxième porte-avion de conception chinoise mis à l’eau en juin 2022, augure du bond capacitaire aéronaval souhaité par Pékin, qui se tourne désormais vers la conception de porte-aéronefs à propulsion atomique. En réaction, les Etats voisins se préparent afin de pouvoir être à la hauteur des standards nécessaires pour se prémunir des appétits chinois. La Corée du Sud et le Japon investissent massivement dans les frégates lance-missiles. L’Inde entend incarner la puissance de référence dans l’océan Indien et opte pour le renouvellement de son matériel vieillissant. Dans la continuité de son investissement dans sa flotte de sous-marins d’origine russe, New Delhi souhaite se doter de 6 submersibles supplémentaires, les candidats les plus sérieux de l’appel d’offre étant Naval Group et Daewoo. Ce panorama, marqué par une hausse généralisée des capacités est également façonné par le minilatéralisme et jeux d’alliances qui accentuent la pression dans les deux océans. Largement critiqués, les exercices conjoints entre Russie, Chine et Iran dans le Golfe d’Oman laissent présager de la formation de deux camps inconciliables opposant Pékin à Washington, appuyé par ses alliances.

L’innovation au coeur de la réévaluation navale

La hausse quantitative des équipements navals autour du monde s’accompagne d’une montée en gamme des arsenaux, décuplée par les nouvelles tendances technologiques. À l’oeuvre, la dronisation connait un engouement sans précédent autour des systèmes inhabités de surface et sous-marins, moins couteux et élargissant potentiellement la durée des missions sous-marines. Au-delà des missions de renseignement, leurs usages s’élargissent à mesure que les drones emportent des capacités de frappe, des effecteurs de guerre électronique ou de guerre des mines. En la matière, la France et le Royaume-Uni portent toujours le programme SLAM-F (Système de Lutte Anti-Mines Futur), déployé en phase de test en septembre dernier par la marine nationale. Autre tendance : la connectivité accrue entre tous les systèmes de combat de l’espace aérien à la zone sous-marine en passant par les navires de surface. Une évolution qui nécessite l’articulation d’une protection cyber conséquente afin de protéger les protocoles de communications et les systèmes de traitement des données embarqués. Dans le champ des nouvelles armes, les systèmes guidés par intelligence artificielle se démocratisent notamment en matière d’interception et de capacité de défense anti-missile. Les systèmes d’armes à énergie dirigée trouvent également leurs applications navales, l’US Navy ayant reçu sa première arme laser tactique développée par Lockheed-Martin en août 2022. « Dans moins dune dizaine d’années, toutes les armées modernes devraient disposer de ces nouvelles armes à énergie dirigée, dans des formats allant du fusil portatif au canon imposant, en passant par la mitrailleuse embarquée sur un véhicule léger. Ces AED vont profondément bouleverser le concept de dissuasion et l’équilibre stratégique au niveau mondial, en découplant de manière inédite et radicale la puissance de feu et le nombre de combattants. » souligne René Trégouët, Sénateur honoraire.5

1 « Projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense », Site institutionnel Vie Publique, 21 avril 2023.

2 « L’Ukraine appelle l’Otan à développer une stratégie pour la mer Noire », Marine & Océans, 13 avril 2023.

3 « NATO Maritime Task Group flies the flag in Helsinki for the first time since Finland joins the alliance », Site institutionnel de l’OTAN, 18 avril 2023.

4 « Avec la guerre en Ukraine, le combat naval revient au cœur des réflexions stratégiques », Le Marin, 13 octobre 2022.

5 https://www.rtflash.fr/armes-faisceau-d-energie-dirigee-vont-changer-nature-guerre/article