Le marché de l’art à l’épreuve de la criminalité

Si la contrefaçon d’œuvres d’art existe depuis de nombreuses années, le phénomène tend à s’amplifier sous l’effet d’une demande grandissante, de l’explosion des prix et de l’essor de la vente en ligne. Dans le même temps, les criminels disposent de techniques de plus en plus sophistiquées. L’intensification du trafic de biens culturels constitue l’une des nouvelles inquiétudes du marché de l’art alors que des scandales éclatent régulièrement sur l’acquisition d’œuvres issues de trafics. Zoom sur un secteur mis à l’épreuve de la criminalité face à laquelle le législateur et les services de police ne lâchent rien.

Par Camille Léveillé

L’art : faux et contrefaçons

« Le véritable problème de la contrefaçon, cest quobtenir une expertise sur un objet requiert du temps et de l’argent. Et ça, les escrocs le savent. Ils utilisent alors des experts corrompus et ciblent généralement des personnes âgées qui pensent faire un placement intéressant. Le problème ne vient pas tellement des commissaires-priseurs ou des galeries qui ne prennent pas de tels risques »1, témoigne Jean-Luc Boyer, adjoint au chef de l’Office national de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC). Pourtant, les musées peuvent aussi être victimes de ces contrefaçons… En 2022, le Museum of Art d’Orlando exposait 25 pièces attribuées au célèbre artiste Jean-Michel Basquiat, lors de l’exposition « Heroes & Monsters ». En réalité, les visiteurs admiraient les toiles d’un commissaire-priseur réalisées en à peine 30 minutes, qu’il signait sous le nom du peintre américain.

Alors qu’en 2017, 284 infractions ont été recensées par Interpol en matière de trafic de faux et de contrefaçons, en 2021, ce chiffre explose pour atteindre les 414 infractions. Aux avantages que représentent la contrefaçon et les faux pour les criminels, s’ajoutent des peines peu dissuasives. « Le Sénat a fait une proposition de loi car lancienne loi Bardoux était devenue obsolète et non adaptée à l’époque, aux nouvelles expressions artistiques et aux évolutions technologiques. Par exemple, la photographie n’était pas couverte par la loi de 1895. Il était nécessaire de la faire évoluer car une nouvelle forme de criminalité a émergé compte tenu des montants qui sont en jeu et des faibles peines encourues » explique le Sénateur Bernard Fialaire, à l’origine de la proposition. Elargissant le périmètre de l’infraction, la proposition ne limite plus la falsification à celle liée à la personnalité de l’artiste mais l’étend à la datation, l’état ou la provenance et propose un alourdissement de la peine atteignant désormais 5 ans d’emprisonnement, 375 000 euros d’amende et prévoit des circonstances aggravantes. Si de prime abord, elle semble bienvenue, dans le marché de l’art, elle fait débat. Certains estiment que la définition de l’infraction est extensive et que les peines sont trop lourdes, allant jusqu’à qualifier cette proposition de loi de « menaçante » pour « l’ensemble du marché de l’art »2… « La majorité des personnes que nous avons auditionnées était pour un renforcement des peines afin quelles soient plus dissuasives. Certains professionnels des métiers dart sont inquiets car ils pensent que les experts de l’authentification n’oseront plus se prononcer par peur d’être accusés mais je pense quil sagit dun faux problème » soutient le Sénateur.

Le trafic de biens culturels

Au-delà de la réalisation de faux ou de contrefaçons, le trafic de biens culturels est une forme de criminalité de plus en plus répandue, notamment en temps de conflit. Servant au financement du terrorisme notamment, le trafic de biens culturels emprunte des routes bien identifiées. La majorité des biens culturels volés ou issus de pillages sont acheminés jusqu’en Europe, berceau historique, du marché de l’art. Et, les scandales concernant l’acquisition d’œuvres issues de trafics se multiplient à l’instar de celui de mai 2022 conduisant la mise en examen de l’ancien Président-directeur du Louvre Jean-Luc Martinez pour blanchiment et complicité d’escroquerie en bande organisée dans le cadre d’un trafic illégal d’antiquités. En cause ? L’acquisition par le Louvre d’Abu Dhabi de 7 objets égyptiens de provenance illicite. Après ce scandale, remonté jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat, Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, a commandé en juin un rapport destiné à formuler des propositions concernant la sécurisation des acquisitions des musées nationaux. Convenant que « le risque zéro nexiste pas »3, le rapport formule 42 propositions. Parmi elles :les transactions supérieures au million d’euros sur les biens culturels pourraient systématiquement donner lieu à une information de Tracfin, montant revu à un euro pour les pièces archéologiques ou encore la création d’une commission interministérielle ad hoc, réunissant les ministères de la Culture, de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de l’Economie, consacrée au traitement des acquisitions dites « sensibles » – issues de zone de pillage ou de conflits – d’objets archéologiques et extra-européens.

La double facette des nouvelles technologies

Les nouvelles technologies représentent, pour certains, une solution viable pour offrir plus de sécurité et éviter l’acquisition de biens volés ou contrefaits. L’Union européenne a annoncé le déploiement d’une infrastructure blockchain ouverte et interopérable pour identifier plus facilement les objets contrefaits avec un lancement prévu pour la fin de l’année. Autre protection : le marquage des oeuvres avec de minuscules fragments d’ADN synthétique. L’entreprise britannique Tagsmart commercialise cette nouvelle technologie comprenant de l’ADN synthétique lié par un identifiant unique à un certificat d’authenticité et à un enregistrement numérique de la provenance de l’oeuvre, protégeant ainsi l’oeuvre et son artiste. Mais, le revers de ce développement ne s’est pas fait attendre longtemps. Les NFT, non-fungibles token, ont révolutionné le marché de l’art en proposant des œuvres uniques dotées d’un certificat d’authenticité entraînant de nouvelles questions juridiques… En 2021, l’artiste américain Mason Rothschild a créé une série d’images sous forme de NFT, “MetaBirkin”, qui reprenaient les célèbres modèles d’Hermès sans l’autorisation de la maison de luxe française. Cette dernière qui a attaqué en justice l’artiste américain a récemment gagné son procès faisant alors jurisprudence. « Il y a peut-être de nouvelles formes d’arts qui émergeront, issues des nouvelles technologies que nous ne connaissons pas encore. Avec cette proposition de loi, nous avons véritablement souhaité ne fermer aucune porte tout en restant précis pour éviter une insécurité juridique » souligne le Sénateur Fialaire.

Des acteurs engagés au quotidien

En France, les 25 agents de l’OCBC s’engagent chaque jour pour lutter contre ce fléau. Depuis 1975, les missions de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels ont peu à peu évoluer.Dans un premier temps chargé de lutter contre les pillages d’églises et de châteaux, l’OCBC se concentre désormais majoritairement sur des affaires de faux et contrefaçons aux ramifications souvent internationales et complexes. Pour mener à bien ces missions, les forces de l’ordre peuvent compter sur l’expertise de certains archéologues ou professeurs d’université notamment pour connaître la provenance de certains biens culturels. Depuis peu, ils dispensent mêmes des formations de courte durée à des magistrats souhaitant mieux comprendre cette criminalité complexe.

Au niveau international, Interpol s’implique également dans la lutte contre le trafic de biens culturels. Une base unique de 52 000 œuvres volées contenant des informations de police certifiées sur des objets d’art volés et manquants est mise à disposition et évite, aux musées notamment, l’acquisition d’une œuvre d’art déclaré volée. Afin de faciliter l’accès à la base, l’agence a récemment développé l’application mobile ID-Art. De son côté, chaque année l’OCBC saisit ainsi pour près de 10 à 15 millions d’euros d’oeuvres d’art. Une intensification de la lutte bienvenue à l’heure où le trafic d’oeuvres d’art est le troisième plus lucratif derrière la vente d’armes et de stupéfiants…

1 https://www.geo.fr/geopolitique/quest-ce-que-le-trafic-illicite-de-biens-culturels-211307

2 https://bit.ly/44ojlk1

3 https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Rapport-de-mission-Ameliorer-la-securite-des-acquisitions-des-musees-nationaux