Les violences sexuelles en temps de conflit : une arme outrageusement stratégique

Aujourd’hui, dans le monde, la santé de 66 millions de femmes — dans 65 pays — est menacée en raison de conflits et de crises. Instrument pour terroriser, humilier, réduire au silence, les violences sexuelles en temps de conflits sont un fléau qui perdure. Mais si elles sont de plus en plus dénoncées par les victimes et les acteurs engagés à leurs côtés, reste l’impunité intolérable des auteurs qui empêche toujours de mettre fin à l’horreur…

Par Camille Léveillé

Une violence indicible

« J’ai été attrapée par les forces (spéciales) Amhara/milices Fano avec beaucoup d’autres personnes alors que nous retournions à Mai Kadra après nous être cachés dans la brousse pendant quatre jours. J’ai été violée par sept soldats/miliciens. Cela s’est passé alors que j’étais avec huit autres femmes et filles, dont ma fille de 16 ans. Chacune d’entre nous a été confiée à des soldats/miliciens qui pouvaient faire ce qu’ils voulaient de nous. J’ai été séparée de ma fille lors de cet incident ; je suis restée sans nouvelles d’elle pendant quatre mois, puis j’ai découvert qu’elle était détenue à Gonder. Elle m’a raconté qu’à Gonder, elle a été détenue par un militaire pendant près de cinq mois et que, pendant cette période, il l’utilisait à des fins sexuelles. Elle a réussi à s’échapper en brisant la porte et, dans la rue, elle a cherché de l’aide et en a trouvé pour se rendre à Mekelle. Elle est tombée enceinte à la suite du viol et lorsqu’elle est arrivée à l’hôpital de Mekelle, la grossesse était détrop avancée pour être interrompue » témoigne Lulit, veuve de 35 ans et mère de trois filles, auprès d’Amnesty International.1 Un cas malheureusement loin d’être isolé. En tout temps, le conflit a été synonyme d’atteintes sexuelles, et ce fléau perdure à l’aune 2023. Dans les années 90, les révélations retentissantes sur les atrocités de la guerre en ex-Yougoslavie ont mis en lumière l’inimaginable. « Plusieurs maisons au sein de la municipalité de Fo

a furent également utilisées comme lieu de viol des femmes musulmanes qui étaient enfermées à l’intérieur […]. Au sein de ces « camps de viol », la fréquence des crimes et le nombre de soldats les ayant perpétrés étaient tout deux très élevés. Certains des témoins ont déclaré quelles avaient été emmenées à de si nombreuses reprises quelles étaient incapables d’évaluer avec exactitude le nombre de fois où elles avaient été violées » souligne Matteo Fiori, juriste au Conseil de l’Europe.2 Les femmes musulmanes étaient devenues des esclaves sexuelles à la merci des soldats serbes ou monténégrins. Au Rwanda, des « bataillons de violeurs » étaient ainsi entraînés au viol systématique transmettant le VIH à leurs victimes.

Une véritable stratégie militaire

Qu’il soit commis à des fins d’épuration ethnique, d’oppression de l’ennemi, d’humiliation, ou d’asservissement, le viol en temps de confit reste l’une des pratiques de guerre les plus violentes pour les victimes. Au-delà de ces objectifs, « l’idée est de briser la continuité de la filiation par le sang et s’insérer dans l’arbre généalogique. Cette pratique est d’autant plus éprouvée dans les sociétés patriarcales où l’honneur repose sur la femme avec pour interdiction formelle d’avoir des rapports sexuels avant le mariage ou de commettre un adultère. Or, si la femme est violée, elle reste coupable du crime de déshonneur, et ne sera plus la garante de la filiation. Ainsi, le moyen pour laver ses péchés est de la tuer. De cette manière, on pousse la communauté à l’autodestruction. Elle sera destinée à s’éteindre. Ce fut notamment le cas durant la seconde guerre en Tchétchénie, en 1999/2000 et avec la communauté yézidie en 2014.» explique Carole André-Dessornes, chercheuse associée à la Fondation pour la Recherche Stratégique

Les violences sexuelles en temps de conflits font « véritablement partie de larsenal de guerre, autant que les kalachnikov et que les bombes, il a des objectifs.»3 dévoile Céline Bardet, Juriste internationale spécialisée dans les crimes de guerre et fondactrice de l’ONG We Are NOT Weapons Of War (WWoW). Ces violences commises partout, tout le temps, n’ont pas de religion, ni de frontières. Malgré l’importance du sujet, aucune enquête mondiale n’existe pour établir une étude et des statistiques qui permettrait peut-être d’engager un débat plus poussé. L’immense majorité des victimes gardent le silence souvent par honte. La question de la responsabilité de la chaîne de commandement des soldats violeurs reste entière. Pour Larysa Denysenko, avocate ukrainienne, « personne ne leur dit d’arrêter »4. Elle rappelle qu’à Boutcha, en Ukraine, les militaires de la 64e brigade de fusiliers motorisés ont été décorés de médailles de guerre après avoir été accusés de faits de crimes de guerre dont des viols à l’encontre de la population locale.

L’horreur de l’impunité

2008. Une résolution des Nations Unies « exige de toutes les parties à des conflits armés qu’elles mettent immédiatement fin à tous actes de violence sexuelle contre des civils ».5 En 2016, soit 8 ans plus tard, Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président de la République Démocratique du Congo a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité au titre de l’article 7 du Statut de la CPI qui prévoit que le « viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable » sont des crimes contre l’humanité lorsqu’ils sont commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ».6 Condamné à 18 ans de prison, il s’agit d’une avancée encourageante mais qui, dans les faits, n’a pas été suivie. Malgré l’ampleur des crimes commis, seulement quelques condamnations ont eu lieu, notamment dans le cadre de la guerre en ex-Yougoslavie. « Lorsque nous avons rendu public les résultats de nos enquêtes, les autorités gouvernementales ont promis denquêter, d’arrêter un certain nombre de soldats, mais ils nont jamais apporté d’éléments probants ou des preuves de ces actes. Y a-t-il eu des procès ? Aucun élément en ce sens n’a été porté à notre connaissance. » déplore Donatella Rovera.7 C’est bel et bien cette impunité qui permet, aujourd’hui encore, aux soldats de mener de telles exactions sans courir le risque d’être poursuivis. Ces crimes de l’ombre marquent à vie les victimes psychologiquement et physiquement, quand l’agresseur ne risque rien… « Cela fait cinq ans que le génocide des Yézidies a eu lieu. Les survivantes ont parlé, la plupart vivent dans des camps de fortune et manquent de tout. Mais jusqu’à présent, je nai pas vu un seul responsable de Daesh devant un tribunal. »8 déplore Nadia Murad, ancienne esclave sexuelle de Daech en raison de son appartenance à la communauté yézidie et militante des droits de l’homme, et d’ajouter : « On peut en parler autant quon veut, il faut des actions concrètes. Si les criminels étaient plus souvent traînés en justice, ils ne referaient pas la même chose ». « Aujourdhui il est extrêmement compliqué de juger les auteurs de violences sexuelles en temps de conflit. Il y a une inertie au niveau international car, pour quune instruction soit lancée à la Cour Pénale Internationale (CPI) il est nécessaire davoir une résolution du conseil de sécurité. Par exemple, la Russie et la Chine ont mis leur veto le 22 mai 2014 à une résolution du Conseil de sécurité de lONU proposant de saisir le procureur de la CPI pour les crimes commis en Syrie. Il ne faut pas oublier que Bachar El-Assad doit sa survie à l’intervention russe qui a commencé en 2015. » souligne Carole André-Dessornes.

Agir maintenant

La communauté internationale se doit de réagir. Et de dépasser le stade des textes et des injonctions diplomatiques. L’usage d’outils informationnels et des réseaux sociaux, doit servir à alerter les pouvoirs publics sur ces atrocités. « Nommer, dénoncer, boycotter sont plus que jamais à notre portée. Nous avons littéralement en main les outils qui permettent de se soulever »9 clame François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Briser le tabou des violences sexuelles en temps de conflits, en faire un enjeu international, sensibiliser et former les humanitaires, protéger les populations vulnérables et sanctionner fermement les auteurs, telles sont les grandes étapes à franchir pour espérer réduire voire éliminer ce fléau encore trop répandu. L’ONU, dans le cadre de sa campagne contre les violences sexuelles en temps de conflit, développe un projet fournissant un soutien direct aux rescapés des violences sexuelles perpétrés par les Shebabs. Il offre des services de soutien psychosocial, apporte une aide aux acteurs locaux pour répondre aux besoins des victimes ou encore assiste la réintégration socio-économique de 100 femmes. La chercheuse Carole André-Dessornes dispense des formations à destination des professionnels de santé dans plusieurs hôpitaux. L’objectif ? « Elles permettent aux professionnels de mieux comprendre leurs patients. Ils sont de plus en plus confrontés à des personnes ayant fui la guerre et se doivent de comprendre le contexte afin d‘adapter au mieux leur prise en charge. Beaucoup ont subi des viols lors de conflits ou sur le chemin de la migration. Il faut investir dans la prise en charge de la réparation physique et psychologique. Sur le temps long, plus on sensibilisera et on libérera la parole, plus on pourra avancer sur la réparation des victimes » témoigne-t-elle.

Les ONG sont de plus en plus mobilisées à l’instar de “We are not Weapon of war” qui a pour objectif de faire du viol comme arme de guerre un enjeu public mondial, de sensibiliser mais aussi de favoriser les poursuites des auteurs. L’application Back Up permet de signaler un viol commis lors d’un conflit et de coordonner les équipes sur place pour apporter une réponse adaptée à la victime et, permettre, dans le même temps, une collecte de données fiables. En cours de déploiement, en Ukraine et en République Démocratique du Congo, l’application peut compter sur de nombreux partenariats pour mener à bien sa mission. Parmi eux, celui avec Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix, est essentiel. Ce gynécologue congolais œuvre chaque jour pour opérer et « réparer » physiquement et psychologiquement ces femmes, génitalement mutilées lors de violences sexuelles, dans son hôpital à Bukavu, dans l’est de la RDC. Contributeur majeur de la mise en lumière de ces atrocités et considéré comme l’un des premiers à trouver des solutions, le docteur Mukwege permet à ces femmes, dont la vie a été détruite en raison de la barbarie humaine, de conserver une lueur d’espoir et d’aspirer à une vie meilleure…

1I don’t know if they realized i was a person” – Rape and other sexual violence in the conflict in tigray, ethiopia – Amnesty International – 2021

2 http://www.haguejusticeportal.net/Docs/HJJ-JJH/Vol_2(3)/The%20Foca_Fiori_FR.pdf

3 https://www.youtube.com/watch?v=7CDi9G9-o_w

4 https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/SCHULTZ/65232

5 Résolution 1820, Conseil de sécurité de l’ONU, juin 2008

6 Statut de Rome, CPI, 1998

7 https://www.amnesty.fr/focus/en-ethiopie-les-violences-sexuelles-comme-arme-de-guerre

8https://information.tv5monde.com/terriennes/viol-en-temps-de-guerre-paroles-de-survivantes-296007

9https://information.tv5monde.com/terriennes/viol-en-temps-de-guerre-paroles-de-survivantes-296007