Quelle géopolitique du trafic de drogue ?

« Les chiffres relatifs à la fabrication et aux saisies de nombreuses drogues illicites atteignent des sommets, alors même que des crises d’échelle mondiale aggravent les vulnérabilités » déclarait la directrice de l’Office contre la drogue et les crimes de l’ONU.1 En 2020, 284 millions de personnes ont consommé une ou plusieurs drogues, chiffre en augmentation de 26 % par rapport à la décennie précédente. Menace pour la santé publique, des Etats se transforment en véritables producteurs alors que d’autres cherchent des moyens innovants pour lutter, tout cela dans un contexte géopolitique instable ajoutant des difficultés à la mise à mal d’une criminalité (très) organisée.

Par Diane Cassain

Conflits et production de drogues

Si certains Etats, à l’instar de l’Afghanistan, sont connus pour être non seulement emportés dans une spirale infernale d’insécurité mais aussi producteurs massif de drogues, d’autres pays ont sombré dans la production au moment de la déclaration d’un conflit. L’Afghanistan, premier producteur d’opiacés au monde, fournit 86 % de l’opium dans le monde. En 2022, la récolte d’opium aurait permis l’export de 350 à 580 tonnes d’héroïne. En avril de la même année, les Talibans ont interdit la culture de pavot en Afghanistan. « L’interdiction de planter du pavot en Afghanistan est largement factice. Il y a eu certes quelques opérations d’éradication destinées à la communauté internationale mais en réalité, les Talibans ne peuvent pas interdire lopium qui est une ressource vitale pour une grande partie de la paysannerie aghane» souligne Michel Gandilhon, membre du conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales alors que l’opium représenterait entre 9 et 14 % du PIB. En Syrie, en proie à une guerre civile, le gouvernement semble avoir fait le choix de la production de drogue pour engendrer une manne financière bienvenue. L’industrie du captagon génère des revenus annuels estimés à 9 milliards d’euros par an et représenterait 80 % de l’approvisionnement mondial. Et cette “industrie” est protégée par le pouvoir en place. Les laboratoires sont surveillés par des soldats et installés pour certains, au cœur des zones militaires. « La complicité et la participation de l’Etat dans le trafic en ont changé la dimension. Si le trafic de Captagon a pu exploser en Syrie à partir de 2018, c’est que cette année représente un tournant dans le conflit syrien – en raison de la succession de victoires militaires pour Al-Assad et de la restauration du contrôle étatique sur une partie du territoire »2 souligne Georges Clementz, assistant de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique. Aux portes de l’Europe, le conflit russo-ukrainien fait redouter une explosion de la production de drogue, notamment en Ukraine, territoire déjà largement concerné par la production d’amphétamines. « Des informations provenant du Moyen-Orient et de lAsie du Sud-Est suggèrent que les situations de conflit peuvent attirer la fabrication de drogues synthétiques, qui peut se faire nimporte où ; cet effet peut être accentué lorsque la zone de conflit est proche de grands marchés de consommation ».3 Plus à l’est, avec la prise du pouvoir par la junte militaire au Myanmar en février 2021, la production d’opium a augmenté de 88 %, atteignant les 790 tonnes en 2022.4

Un moyen de subsistance économique

Dans tous ces Etats où la guerre et la misère font rage, la production de drogues est l’un des seuls moyens de subsistance. Dans la province du Hemland, un cinquième des terres arables était destiné à la culture du pavot. Les paysans sont «  pris au piège de l’économie illicite des opiacés […]. Le pavot à opium est devenu un élément crucial de l’économie locale, qui assure la subsistance de nombreux Afghans qui le cultivent, le travaillent dans les champs ou participent au commerce illicite des drogues »5 témoigne Ghada Waly, directrice de l’UNODC. Dans une enquête du département onusien, les cultivateurs d’opium ont indiqué utiliser les revenus de l’opium pour leurs dépenses médicales, la nourriture et le remboursement des dettes. Et nullement pour s’enrichir. Le retour des Talibans au pouvoir et des considérations géopolitiques semblent avoir mis fin à la dynamique encourageante du remplacement des cultures de pavot par celle la grenade et d’autres fruits. « Le développement des cultures alternatives au pavot n’a jamais rencontré de succès et, la situation ne s’arrange pas puisque depuis deux ou trois ans, lAfghanistan commence à produire des méthamphétamines » note Michel Gandilhon. De leur côté, «  les paysans colombiens peuvent difficilement se passer de lacoca, une culture plus lucrative que celle du riz ou du manioc. C’est une ressource pour bon nombre d’entre eux. La réforme agraire est extrêmement lente. L’Etat colombien est peu présent dans les campagnes et tarde à mettre en place des alternatives » poursuit le chercheur.

Une lutte qui sintensifie mais reste faible

Partout dans le monde et régulièrement, des saisies records sont annoncées. Fin avril, les forces de police britanniques ont saisi plus d’une tonne de cocaïne dans la Manche. Quelques jours avant, Interpol menait un important coup de filet en Amérique latine conduisant à l’arrestation de 14 260 personnes et la saisie de l’équivalent de 5,7 milliards de dollars en drogues. Malgré cela le trafic perdure, tant il semble toujours aussi lucratif…Les Etats s’organisent. Certains d’entre eux, à l’instar du Canada, ont axé leur lutte sur la dépénalisation du cannabis. La Colombie Britannique a même lancé une expérimentation sur la dépénalisation, pour 3 ans, de la consommation d’héroïne, morphine, fentanyl, cocaïne, ecstasy et méthamphétamines. Cette initiative vise à répondre à la “crise des opiacés” que traverse actuellement le Canada et les Etats-Unis où le fentanyl et la xylazine font des ravages. Surnommé “drogue des zombies”, la xylazine est, avec d’autres opiacés, à l’origine du décès de 100 000 personnes aux Etats-Unis en 2022. « Cela réduira les obstacles et la stigmatisation qui empêchent les gens daccéder aux soutiens et aux services qui sauvent des vies. La consommation de substances est une question de santé publique, pas une question de justice pénale »6 justifie la province. Alors que la même expérimentation a été menée en Oregon, aux Etats-Unis, avec des résultats mitigés en raison de la difficulté d’accès aux soins par les toxicomanes, la mesure devra faire ses preuves au Canada pour être pérennisée.

Relation France – Maroc : le haschich en toile de fond

Alors que les relations diplomatiques entre la France et le Maroc sont loin d’être au beau fixe notamment depuis le scandale Pegasus, le statut de producteur de cannabis du Maroc n’arrange pas la situation. Les 55 000 hectares de champs de haschich font du Royaume le plus grand producteur de cannabis au monde. Présente dans la région du Rif, « cette culture contribue à la survie de dizaines de milliers de personnes. Il s’agit d’une région pauvre, déshéritée et de tradition rebelle. Dans la zone, la production de haschich contribue à la paix sociale avec le pouvoir central. La grande majorité de cette résine de cannabis est à destination du marché européen avec des enjeux de santé publique importants. Pourtant la France se tait. Nos relations sont déjà dégradées et le pouvoir marocain est de nature fière et susceptible. La France n’a pas forcément de levier d’influence pour empêcher l’acheminement de ce cannabis. Et, il ne faut pas oublier que le Maroc reste un « pays tampon » dans l’immigration clandestine venue d’Afrique de l’Ouest » conclut Michel Gandilhon.

1https://laquotidienne.ma/article/international/onudc-la-fabrication-et-les-saisies-de-drogues-atteignent-des-sommets

2 Georges Clementz, Un narco-Etat au Moyen-Orient ? L’implication du régime syrien dans le trafic de captagon, 31 août 2022

3 Résumé analytique, Rapport mondial sur les drogues, 2022

4https://www.courrierinternational.com/article/drogue-la-birmanie-a-double-sa-production-d-opium-depuis-le-coup-d-etat-militaire

5https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/08/en-afghanistan-les-talibans-accuses-de-provoquer-une-flambee-des-cours-de-l-opium_6148890_3210.html#:~:text=En%202017%2C%20ann%C3%A9e%20record%2C%20la,devant%20les%20chiffres%20de%202022.

6 https://www2.gov.bc.ca/gov/content/overdose/decriminalization/fr#why