USINES CLANDESTINES DE CIGARETTES, NOUVEAU JACKPOT DE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE

Dans l’actualité, le tabac est le plus souvent associé à des problématiques de santé publique ou économiques, liées notamment à l’augmentation régulière du prix du paquet. L’autre facette du monde la cigarette se dévoile dans les usines clandestines qui ont fleuri ces dernières années en France et en Europe. En 2020, les services douaniers français ont ainsi saisi 284 tonnes de tabac, 402 tonnes en 2021 et plus de 600 tonnes en 2022, dont plus de deux tiers de cigarettes. Focus sur un trafic lucratif qui attise toutes les convoitises.

Par Sarah Pineau

Il ny a pas de fumée sans feu : un marché en hausse constante

En 2019, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) tirait la sonnette d’alarme sur l’implantation d’usines clandestines de cigarettes en Europe. Elle révélait que 47 usines de fabrication de cigarettes de contrebande avaient été démantelées depuis 2015 sur le sol européen, la grande majorité en Espagne (10) et en Grèce (7). En revanche la France était épargnée.

Depuis l’Hexagone est entré dans la course. Auparavant établies en Ukraine et en Pologne, les usines ont commencé, après l’offensive russe, à fleurir en Belgique avant d’éclore en France. En janvier 2023, une unité clandestine a été démantelée près de Rouen, la quatrième de ce type dans le pays et la plus grande à ce jour sur le territoire ; deux avaient été découvertes en 2021 et 2022 dans une zone industrielle près de Meaux et une autre unité dans le Nord fin 2022.

De fait, aujourd’hui en France, le marché parallèle des cigarettes de contrebande et de contrefaçon représente, selon les sources, entre 17 et 30% de la consommation totale de tabac. Les hésitations autour des chiffres sont le signe d’un phénomène bien difficile à appréhender dans sa globalité. Quoiqu’il en soit, ce trafic, qui entraîne un énorme manque à gagner pour l’Etat – environ 5 milliards d’euros chaque année – est en forte hausse en raison des bénéfices engrangés par ses commanditaires et d’une prise de risque somme toute limitée : « le tabac est plus lucratif [que dautres filières] et les peines prononcées sont moins sévères. Derrière, il y a une grande difficulté à remonter les filières, on va essentiellement interpeller des chauffeurs ou des ouvriers clandestins » analyse Florian Colas, Directeur national du renseignement et des enquêtes douanières. Interrogé au moment du démantèlement de l’usine de Rouen, il rappelait qu’en fonctionnant 8 heures par jour pendant trois mois – durée moyenne d’installation de ces unités pour éviter d’être repérées – ces ateliers clandestins rapportaient de 80 000 à 120 000 euros la journée à leurs exploitants, soit plus de 7 millions d’euros. Aussi, ces derniers n’hésitent plus à se donner les moyens (violents) de leurs ambitions.

Une professionnalisation inquiétante

En Europe, le commerce illicite des produits du tabac est presque exclusivement entre les mains de réseaux criminels organisés, principalement d’Europe de l’Est, des pays baltes aux Balkans. Ces réseaux, orchestrés le plus souvent par des groupes mafieux russes, utilisent les failles administratives et tirent profit des législations particulières pour écouler leur production en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et dans une dizaine d’autres pays d’Europe. Comme le note le criminologue Alain Bauer, « tous les éléments sont réunis pour que la contrefaçon de cigarettes soit, comme celle des médicaments, une activité phare des groupes criminels internationaux ».

Désormais, le lien entre la contrebande de cigarettes et d’alcool – habituellement jugée plus « inoffensive » que d’autres – et le trafic d’armes, de drogue, ainsi que, depuis peu, l’introduction et l’exploitation d’immigrants illégaux dans l’Union européenne, est en train d’être clairement établi. Les mêmes personnes, les mêmes itinéraires, et, bien souvent, les mêmes méthodes sont utilisés. Les profits engendrés, au prix de faibles risques, par la contrebande de cigarettes sont redistribués dans toutes sortes d’activités criminelles, y compris le terrorisme.

Christophe Perruaux, directeur du Service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF) est inquiet : « Ces organisations font de la traite d’êtres humains, du trafic de stupéfiants, avec une importante capacité à corrompre » ; de même elles n’hésitent plus à recourir à la violence pour augmenter leurs bénéfices : « aujourd’hui, il y a des règlements de comptes pour des marchés de tabac clandestin, à Marseille par exemple ».

Cette radicalisation du phénomène pousse les pouvoirs publics à l’action. Confrontées à un trafic non seulement délétère sur les plans sanitaire et économique mais également de plus en plus dangereux, l’Europe et la France tentent de prendre le problème à bras-le-corps en durcissant les instruments existants.

Quelles solutions pour lutter contre ce trafic ?

Si au niveau européen, le groupe de travail sur la cigarette œuvre depuis plus de 25 ans au sein de l’OLAF, l’Office de lutte anti-fraude, le trafic de produits du tabac fait l’objet d’un volet spécifique dans le cadre du 11e plan d’action douanier européen lancé en 2022. Une action particulière sur ce trafic a été confiée pour les deux années à venir aux douanes française et espagnole en partenariat avec l’OLAF. En parallèle, le groupe de travail sur la cigarette de l’OLAF continue son action plus globale sur le plan de la prévention en aidant les institutions européennes et les gouvernements à élaborer leurs stratégies de lutte contre la contrebande. Elle intervient également dans la coordination des opérations menées par les services douaniers des différents pays de l’Europe soit en étant elle-même à l’origine d’opérations douanières conjointes.

La France est également pleinement mobilisée sur le sujet. Ainsi en décembre dernier, Gabriel Attal, ministre délégué chargé des comptes publics a présenté un nouveau plan national de lutte contre les trafics illicites de tabacs pour la période 2023-2025 et demandé clairement à la douane, administration cheffe de file sur le sujet, un durcissement de son action. Amélioration du renseignement douanier, renforcement des moyens d’action et d’enquête, adaptation de la politique contentieuse et du cadre juridique… Il s’agit de se donner les moyens de lutter efficacement contre ce marché parallèle. Parmi les mesures phares du plan, des investissements importants permettront d’améliorer la détection de la fraude du tabac, et de prévenir notamment la constitution d’usines clandestines de fabrication sur le territoire français1.

1 Plan tabac 2023-2025 : https://www.douane.gouv.fr/sites/default/files/2022-12/05/DP_Plan_Tabac_2023-2025.pdf?v=1674133827