Dubaï, paradis des exilés fiscaux ?

Dubaï, son architecture futuriste, ses hôtels de luxe, son climat paradisiaque et … ses exilés fiscaux. Ils y élisent domicile tant pour profiter d’un cadre de vie privilégié que pour bénéficier de la fiscalité arrangeante de la cité-Etat, suscitant ainsi la méfiance de leurs administrations d’origine. Mais au-delà des contrôles et éventuelles sanctions dont ils font l’objet, la question est aussi de savoir comment retenir ces entrepreneurs au bénéfice des économies nationales ?

Par Marie Rollet

Dubaï, nouvel eldorado des affaires

Plus pauvre en pétrole que ses voisins, l’émirat a entrepris de diversifier son économie en développant le commerce, le tourisme et les services financiers. En 2021, il était leader mondial en termes de flux de capitaux et d’investissements directs étrangers, avec la France en 5e position des principaux marchés sources de ces IDE. Il pointait également en seconde place pour l’accueil de sièges sociaux étrangers. L’attractivité de la cité-Etat tient en grande partie à sa politique économique et financière qui la place dans le top 40 de l’index de la Banque mondiale sur la facilité de conduire des affaires. Tout y est fait pour créer un climat favorable au business, en particulier via une fiscalité très arrangeante. Selon le réseau Tax Justice network, les Emirats Arabes Unis (EAU) sont en 10e position des territoires où les entreprises sous-paient l’impôt sur les sociétés. Au coeur de ce dispositif : les « free zones », zones franches qui offrent aux entreprises qui y sont domiciliées des avantages considérables : exonération de l’impôt sur les sociétés, de la TVA, des taxes et droits de douane, de l’impôt sur le revenu, sur le patrimoine ou sur la fortune, et exemption de charges sociales. Les dirigeants de sociétés free zones peuvent également demander un visa de résidence de travail pour eux-mêmes, leurs salariés et leur famille. Argument supplémentaire : la rapidité et la facilité des procédures administratives permettant d’établir une société dans une free zone, pour un coût d’installation variant de 5000 à 10 000 euros seulement.

Des conditions incomparablement plus avantageuses à celles que proposent la plupart des Etats européens ou nord-américains et qui valent parfois à Dubaï le qualificatif de paradis fiscal. A tort, explique Alexandre Polak, associé chez Coblence Avocats : « Dubaï a certes une fiscalité quasi nulle, mais le taux dimposition nest pas le seul critère pris en compte. La transparence et laccès à linformation sont déterminants. Or les Emirats ont fait de véritables efforts, par exemple via des accords bilatéraux d’échange dinformations comme celui signé avec la France concernant les ressortissants nationaux qui sy sont installés. Après avoir figuré dans les listes noires, puis grises, des organisations internationales, Dubaï nest aujourdhui plus considéré comme un paradis fiscal ». L’installation massive d’entrepreneurs étrangers à Dubaï constitue cependant un manque à gagner pour leurs pays d’origine, encore difficile à estimer. « On sait que les demandes de visa de ressortissants français pour Dubaï ont connu une augmentation significative au cours des dernières années (800 000 en 3 ans), mais on na pas encore assez de recul pour savoir sil sagit de tourisme, de passage temporaire ou de résidence établie. Et pour estimer les montants en cause, il faudrait avoir accès aux informations financières des individus véritablement concernés. » préciseAlexandre Polak. L’ONG Tax Justice network estime à plus de 4 milliards de dollars les montants perdus chaque année par les EAU en raison de ce régime fiscal.

Le fisc contre-attaque

L’exil fiscal, à Dubaï ou ailleurs, n’est pas pour autant répréhensible tant que la résidence fiscale y est effectivement établie et que tout lien est coupé avec le pays d’origine. Pour fixer les conditions de taxation des résidents français à Dubaï – et réciproquement – la France et les EAU ont négocié une convention fiscale, pour éviter la double imposition et lutter contre la fraude ou l’évasion fiscale. L’administration française y encadre strictement la résidence fiscale de ses nationaux : il ne suffit pas d’habiter et travailler à Dubaï pour échapper aux impôts en France, il faut aussi être en mesure de prouver que son activité économique est principalement exploitée dans la cité-Etat. Ainsi les influenceurs, très nombreux à y avoir élu domicile, peuvent être imposables en France s’ils font la promotion de produits à destination d’un public français.

En cas de doute ou de contrôle, l’administration française disposait déjà de moyens d’investigation relativement larges : délais de prescription étendus, recueil de données sur les comptes et avoirs détenus à l’étranger via les conventions bilatérales d’échange d’informations… Le scandale dit des « Dubaï Papers » de 2018 a conduit au renforcement de ses moyens de contrôle et de sanctions. Une large opération de fraude fiscale et de blanchiment offshore avait permis à une entreprise de défiscaliser 1,5 million d’euros en émettant de fausses factures à des sociétés-écrans basées aux EAU. Depuis 2021, le décret d’application de la loi anti-fraude de 2019 autorise ainsi le fisc à expérimenter pendant 3 ans l’utilisation des informations et photos publiques publiées sur certains réseaux sociaux. « On manque encore un peu de recul sur ce dispositif utilisé dans le cadre de procédures assez longues, mais ladministration fiscale insiste déjà pour que le législateur lautorise à accéder ou à demander laccès à des informations non-publiques, comme les comptes des utilisateurs de réseaux sociaux. Elle se heurte toutefois aux contraintes liées au RGPD et à la limite que représente la liberté de chacun. » détaille Alexandre Polak.

A l’étranger comme sur le territoire national, les technologies numériques sont également mises à contribution dans la lutte contre la fraude fiscale, notamment l’intelligence artificielle et le datamining pour modéliser et identifier les comportements frauduleux. Depuis 2017, le programme « Ciblage de la fraude et valorisation des requêtes » permet ainsi à la Direction générale des finances publiques de croiser les données personnelles de personnes physiques et morales, non seulement celles ayant été recueillies par différents services de l’Etat mais aussi par certaines administrations étrangères et entités privées comme les institutions financières. Dans la continuité, un vaste programme de modernisation du système d’information dédié au contrôle fiscal, PILAT, était lancé en 2018. Il comprend la mise en place d’outils permettant d’identifier les anomalies révélatrices de fraudes ou de comportements suspects, comme Galaxie. De même, le projet “Foncier innovant” conduit avec Capgemini et Google, vise à valoriser les données issues des prises de vue aériennes de l’IGN pour détecter les constructions ou aménagements non déclarés. D’autres pistes étudient par exemple l’utilisation d’une blockchain, pour créer un registre numérique accessible à toutes les administrations fiscales nationales et répertoriant l’ensemble des transactions financières au niveau international.

Allier le bâton et la carotte

Dans le cas des Français exilés établis à Dubaï, ces contrôles qui mobilisent l’administration fiscale sont toutefois la conséquence des dispositions sur les exonérations d’impôts de la convention qui lie la France aux EAU. « Ces accords sont négociés directement par les pays concernés. Si la France a accepté ces conditions cest quelles lui sont favorables, car elles lui permettent aussi dattirer largent du pétrole sur le territoire » rappelle Alexandre Polak. Par mesure de réciprocité, les sociétés et résidents dubaïotes bénéficient en effet eux aussi de nombreuses exonérations d’impôts dans l’Hexagone, qui leur permettent d’investir massivement dans des infrastructures et équipements en France.

La solution consiste donc sans doute aussi à prendre le problème en amont, en s’interrogeant sur la raison du départ de l’exil fiscal pour y apporter des réponses permettant de renverser la tendance.  « Au-delà des conditions de vie et de travail (climat, contexte sécuritaire…) nous avons de vraies actions à mener sur le plan fiscal pour rendre la situation plus favorable en France » confirme Alexandre Polak. Et de poursuivre : « Aujourdhui limpôt sur les sociétés est à 25%, dans la moyenne haute des pays européens qui tourne autour de 20%, mais il a déjà été abaissé et le réduire de nouveau ne changerait pas fondamentalement la donne. Le vrai sujet, cest limpôt personnel et les charges sociales, qui peuvent monter respectivement jusqu’à 45% et 60%. Pour un entrepreneur individuel, la charge est énorme et le calcul est rapide. » Si réduire ces taxes semble difficile, on peut aussi envisager d’autres options, « par exemple faciliter la transmission des entreprises, considérées comme des outils productifs, dans le cadre des successions. » propose Alexandre Polak.

Des efforts sont également menés au niveau mondial pour limiter l’évasion. 2024 devrait également voir la mise en place d’un impôt à 15% pour les multinationales générant plus de 750 millions d’euros de recettes annuelles, et ce, quel que soit le pays dans lequel elle déclare ses bénéfices. Ainsi, une société française dont les profits seraient localisés dans un paradis fiscal devrait reverser 15% à la France. De même, une société française taxée à un taux inférieur à 15% dans un pays étranger devrait reverser la différence au fisc français. Mais elle ne s’appliquera qu’aux très grosses sociétés, ce qui ne représente pas la très grande majorité des entreprises quittant le territoire national.

Le gouvernement a annoncé en avril 2023 le lancement d’un large plan de lutte contre la fraude fiscale. Parmi les solutions évoquées, le doublement des effectifs du Service d’enquêtes judiciaires des finances, impliqué en mars dans de vastes perquisitions dans plusieurs banques françaises soupçonnées de fraude fiscale. Un besoin identifié dès l’année dernière par une mission d’information conduite par la Député LFI Charlotte Leduc, qui pointait le manque de moyens humains au sein de la DGFIP comme l’une des principales raisons de l’efficacité limitée de la lutte contre la fraude fiscale.