Eric Cheysson : un engagement humanitaire sous le gouvernement Taliban

Alors que l’Afghanistan sombre chaque jour un peu plus dans un cauchemar qui semble interminable, que la présence d’ONG est largement remise en question, certains acteurs continuent néanmoins de s’engager.

Rencontre avec Eric Cheysson, chirurgien cardiovasculaire, un des fondateurs des French doctors, de Médecins du monde et de La Chaîne de l’Espoir, qui, 40 ans plus tard, continue d’œuvrer chaque jour pour le peuple afghan.

Propos recueillis par Camille Léveillé

Un engagement de longue date

L’engagement humanitaire d’Eric Cheysson est né d’une rencontre avec Bernard Kouchner. « En 1979, nous sommes allés secourir des personnes en mer de Chine à bord du bateau L’île de lumière’. Il patrouillait au large des côtes vietnamiennes pour secourir les boat people qui se noyaient. Javais 26 ans et ce fut le début de mon parcours » se souvient le chirurgien. Après avoir co-fondé, avec Bernard Kouchner, Médecins du monde, Eric Cheysson se lance dans la création de La Chaîne de l’Espoir, avec le Professeur Alain Deloche, une association humanitaire qui fêtera ses 30 ans l’année prochaine. « A lorigine, notre idée était de lutter contre l’inégalité fondamentale du lieu de naissance, en faisant venir des enfants issus de pays en difficulté avec des pathologies nécessitant une intervention chirurgicale, en France. Puis, nous souhaitions ensuite les opérer sur place, en formant également des médecins ou infirmières. Nous nous sommes rapidement heurtés aux réalités du terrain : opérer dans certains pays était très difficile car les structures étaient complètement obsolètes. Nous avons commencé à reconstruire puis à construire des hôpitaux. Aujourdhui, la Chaîne de lEspoir intervient dans 30 pays où nous avons opéré près de 40 000 patients et avons construit 9pitaux à travers le monde » explique Eric Cheysson. L’ouverture, en 2006, de l’Institut médical pour la mère et l’enfant à Kaboul est l’un des projets les plus importants de l’association. L’ouverture d’un pôle Mère-Enfant, d’un Pavillon des Enfants et de l’Institut médical ont permis d’accueillir plus de 9000 patients en 2019.

Retour des Talibans et féminicide social

Les activités de l’hôpital de Kaboul se sont peu à peu diversifiées. Les médecins français forment des médecins et infirmières afghans, opèrent des enfants atteints de pathologies graves, disposent d’une maternité pour les accouchements. Mais, cette accalmie fut de courte de durée. « Lorsque les Talibans sont arrivés le 15 août 2021, cela a été un véritable choc pour tout le monde. Dans les jours et semaines qui ont suivi, nous avons espéré voir un gouvernement taliban plus inclusif, qui avait changé par rapport à ceux qui dirigeaient entre 1996 et 2001. Mais, malheureusement, le temps passe et nous nous sommes rendus compte que rien n’avait changé. Au fil des semaines et des mois, la chape de plomb qui se rabat sur lAfghanistan est exactement la même quil y a 25 ans. Il y a une pression et un ciblage total sur la femme. Je lappelle lapartheid féminin ou encore le féminicide social. Chaque semaine, chaque mois, de nouvelles lois et décrets restreignent la femme désormais réduite au simple rang de génitrice. Cest hallucinant ! » témoigne Eric Cheysson. Et, les Talibans ne sont pas la seule menace. Les attaques terroristes, notamment de Daech, sont à redouter selon le chirurgien. « En 2020, des terroristes ont ciblé la maternité de Médecins sans Frontières. Ils avaient mitraillé partout au sein même de l’hôpital. La mère dAmena, encore en salle de travail, a été assassinée par un tir de kalachnikov. Son nouveau-né, de cinq heures, a survécu malgré une rafale dans la cuisse. C’était lhorreur absolue » se souvient-il.

« N’abandonnons pas lAfghanistan »

Pour celui qui a noué une relation si particulière avec l’Afghanistan, les privations à l’encontre des femmes sont une abomination. « Le décret du 24 décembre 2022 interdisant lemploi des femmes dans les ONG a des conséquences extrêmement graves » souligne Eric Cheysson. Début avril, les Talibans ont interdit aux femmes afghanes de travailler pour les Nations-Unies, protégées jusqu’alors. L’ONU s’est récemment réunie à Doha afin de discuter de l’avenir de la présence des agences onusiennes en Afghanistan. « L’Afghanistan représente actuellement la pire crise humanitaire au monde. Si lONU se retire cest une cohorte dagences onusiennes qui vont partir comme le PAM ou encore le HCR. Or, 95 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et près de 4 millions denfants souffrent de malnutrition » souligne Eric Cheysson et d’ajouter : « N’abandonnons pas lAfghanistan. Le peuple afghan a besoin de nous. Nous devons être solidaires pour des raisons humaines, des raisons de droits de lhomme et surtout de droits de la femme. La condition de la femme est un combat international qui ne doit pas avoir de frontières. LAfghanistan peut rapidement devenir le terreau dun terrorisme futur comme cela a déjà été le cas. Pour ces diverses raisons, nous devons être présents ».

Plaidoyer pour une niche sanitaire

Aujourd’hui, La Chaîne de l’Espoir et les autres ONG médicales espèrent que la niche sanitaire qui permet actuellement aux femmes de travailler dans des associations humanitaires axées sur la santé, perdurera. « Les femmes ne peuvent être soignées que par des femmes donc si elles ne peuvent plus travailler au sein de l’hôpital, nous entrons dans une spirale infernale. Le travail des femmes sous-entend notre raison d’être à savoir lacceptation de tous les patients quelque soit leur genre, leur ethnie ou leur religion. Cela constitue notre ligne rouge. Nous avons 960 salariés dans l’hôpital dont 280 femmes. Sans elles nous ne pouvons pas fonctionner. Si elles sont interdites de travailler, le seuil de l’intolérable sera franchi. Mais dun autre côté, si lon se retire, les conséquences sur la population civile seront terribles. En ce moment, nous avons une mission de chirurgie cardiaque et orthopédique, nous sommes le seul hôpital en Afghanistan à pratiquer ces opérations » confie Eric Cheysson.

Un maintien dactivité difficile

Si l’hôpital mène toujours ses activités, le futur est incertain et la peur règne. « Nos salariés afghans ont peur pour leur sécurité et leur avenir. La fuite des cerveaux est massive dans tous les domaines. Les personnes qui le peuvent fuient car, sils ont des enfants, ils nont pas d’avenir. L’étau se resserre un peu plus chaque jour. Nous avons de plus en plus de mal à fonctionner. Sur 9 réanimateurs, 8 sont partis et nous avions mis une dizaine d’années à les former. Pour lheure, notre solution est denvoyer des missions avec des médecins et chirurgiens venus de France et dEurope. Actuellement, 8 personnes sont sur place pour une mission de chirurgie cardiaque et 4 sur la mission orthopédie. Il faut pallier ce manque. Nous venons pour soigner certes mais aussi pour former ceux qui restent » souligne Eric Cheysson. L’association a plus que jamais besoin de soutien financier mais aussi de réanimateurs, d’anesthésistes et d’infirmières. Et, le Président de la Chaîne de l’Espoir est prêt à échanger avec le gouvernement Taliban pour pouvoir continuer sa mission. « Je crois quil est possible d’échanger et de continuer à aider ce peuple. Le gouvernement taliban afghan fait partie du conseil dadministration de l’hôpital. Pour linstant les choses fonctionnent tant bien que mal, j’espère que nous aurons assez dintelligence pour nous parler, nous expliquer et continuer au seul bénéfice du peuple afghan » et de conclure : « nous devons montrer au peuple que nous ne les abandonnons pas malgré la situation ».