UE-ASEAN, un rapprochement stratégique

Le 14 décembre 2022, les dirigeants de l’Union européenne et leurs homologues de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) se sont réunis en sommet pour la première fois pour commémorer le partenariat stratégique de 2020 et « discuter de questions importantes d’intérêt commun, notamment les défis de sécurité, la connectivité, le commerce, les transitions verte et numérique, la sécurité alimentaire » précisait le président du Conseil européen, Charles Michel.  

Par Amélie Rives 

Objectifs partagés et intérêts communs  

Il aura fallu plus de 40 ans de relations diplomatiques et de « dialogues » thématiques entre l’UE et l’ASEAN pour que les deux organisations établissent, en 2020, un partenariat stratégique qui institutionalise leurs liens. Depuis 2012, l’UE était déjà la seule organisation régionale à avoir adhéré au Traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est (TAC). En 2015, elle avait ouvert une mission diplomatique et nommé un ambassadeur auprès de l’ASEAN. Les deux organisations ont franchi une étape supplémentaire en décembre 2020, en s’engageant à rassembler leurs dirigeants régulièrement en sommets, à renforcer leur coopération économique et de sécurité et à collaborer dans des secteurs comme la connectivité ou le développement. Une approche réaffirmée dès 2021 dans la Stratégie pour la coopération dans la région indopacifique de l’UE, suivie en 2022 par la Boussole Stratégique pour la sécurité et la défense qui prévoit la sécurisation des routes maritimes, le renforcement des capacités et une plus grande présence navale dans la région indopacifique.1 « Nous avons un intérêt très concret dans la paix et la prospérité de l’Asie du Sud-Est. Nous restons l’un des trois principaux partenaires commerciaux de l’ASEAN et l’une des trois principales sources d’investissements directs étrangers dans la région. Une grande partie de notre trafic maritime international passe par la mer de Chine méridionale. L’essor pacifique et prospère de l’Asie du Sud-Est est une question de la plus haute importance. » rappelle Peter Stano, Porte-parole pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE. Pour l’ASEAN, en quête de stabilité et de prospérité dans un contexte régional tendu, l’UE fait figure de partenaire fiable et solide. « Selon l’enquête annuelle sur l’état de l’Asie du Sud-Est, l’UE continue d’être la « tierce partie » privilégiée de l’ASEAN face aux incertitudes liées à la rivalité stratégique entre les Etats-Unis et la Chine. » rappelle Peter Stano, et de poursuivre : « Le succès du régionalisme européen et de l’Asie du Sud-Est se résume à deux facteurs interdépendants : la paix et la prospérité. Il est clair qu’à l’heure où les tensions entre grandes puissances autour de l’Asie du Sud-Est s’accroissent, la région et l’ASEAN doivent rester en mesure de faire leurs propres choix — politiques et économiques — et ce, indépendamment des acteurs extérieurs.  

Refus des sphères d’influence 

Il s’agit pour l’UE de diversifier ses partenaires commerciaux et de s’affranchir de ses dépendances économiques, notamment à la Chine. Car les membres de l’ASEAN sont eux aussi riches en ressources naturelles et minéraux, comme le gaz naturel et le lithium, qui seront au cœur de la transition énergétique dont l’UE fait une priorité. Les discussions commerciales ont d’ailleurs été centrales lors du sommet de décembre 2022. Pour renforcer leurs relations, les deux organisations se sont engagées à faire progresser le projet d’accord de libre-échange bloqué à plusieurs reprises par le passé. Un groupe de travail se réunira prochainement pour identifier les moyens d’avancer sur les priorités sectorielles retenues : économie numérique, technologies et services verts, résilience de la chaîne d’approvisionnement.  

Pour contrer l’influence commerciale de la Chine dans la région, encore bien plus importante que les Etats-Unis ou l’UE, cette dernière s’est aussi donné les moyens d’y investir massivement. Déjà importante contributrice d’aide au développement en Asie du Sud-Est, l’UE a aussi consacré plus de 800 millions d’euros à la lutte contre la COVID-19 et ses répercussions socio-économiques.2 En décembre 2022, elle a annoncé qu’elle consacrerait 10 milliards d’euros à l’ASEAN et ses membres au titre de la stratégie Global Gateway. Parmi les projets qui devraient en bénéficier : la modernisation d’une portion du réseau routier laotien, amenée à devenir un couloir de transport régional, le développement des énergies renouvelables et la fermeture progressive des centrales électriques au charbon en Indonésie, la construction d’une station de pompage hydroélectrique et d’un parc éolien côtier au Vietnam, la mise en place d’une capacité haut débit aux Philippines… 

Le plan d’action 2023-2027 concrétise également un rapprochement politique et multiplie les domaines de coopération pour « aller au-delà de nos 20 dialogues politiques réguliers existants. Ce qui en fait le plus complet des partenaires stratégiques de l’ASEAN » confie Peter Stano. Avec 162 lignes d’action, ce plan « reflète la nature multidimensionnelle de notre coopération : de la paix et la sécurité à la coopération économique et au commerce, en passant par la connectivité et les questions numériques, le développement durable, la préparation aux pandémies et les questions régionales et internationales. » précise le haut responsable européen. Les synergies indopacifiques sont aussi au cœur de ce partenariat, tout comme l’énergie avec l’ouverture d’un dialogue dédié en juin 2023, ou l’environnement et le changement climatique avec une première réunion ministérielle prévue fin août. « 6 mois après le sommet commémoratif, je peux conclure que nous sommes sur la bonne voie pour porter notre partenariat stratégique à de nouveaux sommets. » se félicite Peter Stano.  

Un alignement (géo)politique imparfait 

Il reste pourtant encore quelques incertitudes liées aux prises de positions des deux organisations sur les enjeux géopolitiques internationaux. En matière de sécurité et de défense, le dialogue entre l’UE et l’ASEAN recouvre des domaines aussi variés que la criminalité transnationale, la sûreté maritime, les opérations de maintien de la paix, la médecine militaire, la cybersécurité ou la lutte contre le terrorisme. « L’UE et l’ASEAN sont les deux projets d’intégration régionale les plus avancés et nous sommes liés par nos valeurs communes : le multilatéralisme, le respect des droits de l’homme, l’importance de la paix, de la sécurité et de la stabilité pour nos deux régions et pour l’ensemble de la planète. A l’heure où ces valeurs sont ouvertement remises en question, notamment par la guerre illégale et non provoquée de la Russie contre l’Ukraine ou par les conséquences du coup d’Etat militaire au Myanmar, nous devons réagir en conséquence. » soutient Peter Stano. L’UE a ainsi réaffirmé son soutien aux efforts de l’ASEAN pour faire appliquer le « consensus en 5 points » exigeant l’arrêt des violences au Myanmar et l’établissement d’un dialogue entre les parties. Le litige entre les Philippines et la Chine sur la mer de Chine méridionale, ou encore l’instabilité de la péninsule coréenne, ont également été évoqués.  

Pour ce qui concerne l’invasion russe de l’Ukraine, les deux organisations n’ont pas pu s’accorder pour dénoncer l’action de la Russie. La déclaration commune indique que « la plupart des membres condamnent la guerre en Ukraine » et réaffirme « la nécessité de respecter la souveraineté, l’indépendance politique et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. » De fait, l’ASEAN n’a pas clairement pris position sur ce conflit.Ses membres, qui entretiennent des liens de degrés différents avec la Russie, sont divisés : Singapour est le seul Etat-membre à s’être ouvertement associé aux sanctions occidentales, la junte birmane la seule à avoir clairement qualifié l’invasion de « justifiée ». Les autres se sont montrés réticents à prendre parti clairement. Pourtant, l’action de la Russie va à l’encontre des principes sur lesquels repose le TAC : intégrité territoriale, souveraineté, non-violence. Et les revendications ethniques et historiques russes sur l’Ukraine pourraient constituer un précédent dangereux pour beaucoup de membres de l’ASEAN qui accueillent des populations chinoises. Mais l’organisation doit déjà composer avec plusieurs tensions régionales liées à la fois à l’intensification de la compétition Chine/Etats-Unis, aux répercussions de la situation au Myanmar et à des rivalités entre certains membres. Il est donc peu probable qu’elle prenne une position plus tranchée, et se contentera sans doute d’invoquer sa tradition diplomatique d’impartialité et d’inclusion et d’encourager le dialogue entre les deux parties.3