Taïwan, la prochaine guerre ? 

La guerre en Ukraine a montré que les conflits de haute intensité impliquant des acteurs militaires majeurs ne faisaient pas partie du passé, provoquant des répercussions au niveau mondial. « L’ensauvagement du monde » apparaît aux yeux de nombreux observateurs comme l’un des traits saillants des relations internationales contemporaines : le recours à la force pour modifier le statu quo sur la scène mondiale, s’il a toujours existé, ne semble plus être un recours ultime, mais une action politique acceptable pour certaines puissances. A ce risque structurel se combine, pour la question taïwanaise, un autre qui accroît la possibilité d’un conflit : la rivalité de plus en plus évidente entre la République populaire de Chine (RPC) et les Etats-Unis. Ces deux puissances se considèrent mutuellement comme des adversaires, non plus des concurrents. Une logique d’affrontement est en marche, notamment dans les réflexions politico-stratégiques au sein des organes dirigeants et des forces armées. Et Taïwan1 est l’épicentre de cet affrontement. 

Par Mathieu Anquez 

Pourquoi la RPC voudrait-elle envahir Taïwan ? 

Plusieurs raisons fondamentales, d’ordre politico-idéologiques, économiques et stratégiques, indiquent que la RPC considère la réunification, y compris par la force, comme une évidence, consubstantielle du discours officiel du Parti communiste chinois (PCC). La réunification est perçue comme l’aboutissement de la mission historique du PCC, l’achèvement de la conquête (la « libération ») du territoire chinois par les troupes de l’Armée populaire de libération (APL) d’entre les mains des ennemis nationalistes. La proclamation de la RPC en 1949 par Mao Zedong n’était qu’une première étape de la libération de la Chine, et ses successeurs ont la mission de la parachever. Cela s’aligne avec le discours sur la clôture du « siècle de la honte » marqué par la perte de territoires, mis sous tutelle. L’île de Taïwan, colonie japonaise après la défaite de la Chine lors de la guerre de 1894-1895, le restera jusqu’en 1945. Libérée, elle servit de refuge aux nationalistes de Tchang Kaï-chek vaincus par l’APL en 1949. Cette réunification de Taïwan sonnerait comme l’achèvement de la décolonisation de la Chine. 

La volonté de la réunification tient également au discours de légitimité idéologique du PCC selon qui la démocratie libérale n’est pas adaptée aux « mentalités chinoises » justifiant ainsi le maintien du parti au pouvoir sans aucune opposition, qui ne saurait être tolérée. Or, Taïwan offre le spectacle d’une démocratie vibrante depuis la fin – progressive – de la dictature du Kuomintang (parti nationaliste) au cours des années 1980. L’existence de la démocratie taïwanaise est ainsi un affront au discours de légitimisation du PCC. 

Les raisons économiques ne sont pas absentes des arrière-pensées chinoises, même si elles ne sont pas les principales. Taïwan maîtrise tout de même plus de 80% de la capacité mondiale de fabrication (fonderies) des semi-conducteurs, notamment avec le géant TSMC. Les principaux responsables taïwanais de cette filière industrielle ont d’ailleurs menacé de détruire leurs infrastructures en cas d’invasion de l’île par l’APL. La possession de ce joyau économique aurait pourtant été une prise majeure par la RPC. 

L’aspect géostratégique enfin. La Chine continentale n’a pas un accès aisé aux océans Pacifique et Indien. Pour atteindre l’océan mondial, les navires chinois (civils comme militaires) doivent franchir des détroits ou des chapelets d’îles qui constituent autant de vulnérabilités en cas de conflit : détroit de Tsushima, archipel des Ryu-Kyu entre le Japon et Taïwan, détroit de Luçon entre Taïwan et les Philippines, archipel indonésien et, bien entendu, détroit de Malacca. La prise de Taïwan permettrait à la Chine, grâce à la façade orientale de l’île, d’avoir un accès libre et simple à l’océan Pacifique, atout majeur en cas d’affrontement avec les Etats-Unis. 

L’APL peut-elle s’emparer de Taïwan ? 

Si la volonté de la réunification ne fait pas de doute, l’usage de la force pour la réaliser demeure de plus en plus probable. La société taïwanaise évolue, et vite, vers une affirmation de son identité singulière, sentiment renforcé par le traitement réservé à Hong-Kong par les autorités de Pékin. En 2022, selon un sondage annuel réalisé par l’université Chengchi, 80% des Taïwanais sont favorables au maintien du statu quo, 5% en faveur de l’indépendance et seulement 1% pour l’unification avec la RPC. La perspective d’une réunification en douceur s’éloigne à grands pas. L’option militaire est donc la plus probable aux yeux de Pékin. Mais l’APL dispose-t-elle des moyens pour atteindre cet objectif ? 

L’invasion de Taïwan, séparée par un bras de mer d’une largeur minimale de 130 km, exigerait une opération aéromaritime et un assaut amphibie d’une ampleur inégalée dans l’histoire militaire. L’APL devra alors disposer d’une maîtrise complète des espaces aériens au-dessus et autour de Taïwan, ainsi que des espaces sous-marins et maritimes. Et ce, afin de faire franchir le corps d’assaut amphibie chargé de prendre de vive force des têtes de pont, alors que la géographie de la côte occidentale de Taïwan, surtout composée de falaises, ne se prête guère à ce type de manœuvre. Les rares plages propices à un assaut sont fortement défendues. Outre la maîtrise de têtes de pont, les forces chinoises engagées devront prendre le contrôle d’au moins un port important pour que les renforts, le matériel lourd et la logistique puissent être convoyés et débarqués en sécurité, afin de poursuivre la conquête de l’île. 

Il s’agit donc d’une opération extraordinairement complexe qui exige le matériel militaire adapté2, nécessaire en grand nombre, et surtout une coopération interarmées sans faille. Or, l’APL souffre d’un déficit dans ce domaine, aggravé par le contrôle politique accru du PCC sur la hiérarchie militaire chinoise. La capacité de l’APL à mener une telle opération avec succès est donc sujette à caution, surtout dans un contexte dégradé avec l’entrée très probable des forces armées américaines dans le conflit. Les forces armées taïwanaises ne sont par ailleurs pas négligeables et préparées à l’éventualité d’une invasion. 

Une option politiquement dangereuse pour le dirigeant chinois qui la déciderait. En cas d’échec, sa légitimité, et peut-être celle du PCC, serait certainement remise en question. Si Xi Jinping devait lancer cette opération, il agirait comme s’il utilisait son va-tout, avec les grands risques que cela comporte pour sa survie-même. 

L’option du blocus, une arme politiquement moins risquée 

Outre l’assaut, reste l’option du siège. Le blocus aéromaritime de Taïwan par la RPC serait ainsi l’équivalent moderne du siège où l’APL se déployerait autour de l’île (aéronefs, navires de surface, sous-marins) pour empêcher tout ravitaillement de Taïwan, dépendante, par exemple, de ses importations énergétiques et alimentaires (32% d’autonomie alimentaire). Un blocus hermétique pourrait ainsi faire plier le gouvernement taïwanais confronté aux risques de pénuries et de troubles sociaux majeurs, et le pousser à entamer des négociations avec Pékin, sans qu’un missile n’ait été tiré. 

Ce scénario pourrait provoquer une réaction militaire de la part des Etats-Unis, qui devrait tenter de forcer le blocus, ce qui augmenterait d’un coup le niveau de conflictualité. Cela dépend entre autres de la situation politique intérieure américaine, où l’exécutif pourrait ne pas vouloir se risquer à un conflit ouvert avec la Chine, par crainte des pertes militaires et/ou par isolationnisme. Une intervention américaine pourrait embraser l’ensemble de la région Asie-Pacifique, puisque le Japon voire la Corée du Sud et le Vietnam pourraient se joindre aux opérations ainsi que d’autres alliés de Washington, comme l’Union européenne ou l’Australie, et même l’Inde. 

L’avantage pour Pékin de ce scénario est de pouvoir rapidement modifier sa posture en cas de risque de conflit, sans en payer le prix fort au niveau politique. Un dirigeant chinois pourrait ainsi sauver la face après avoir montré que l’APL était en mesure de réaliser un blocus, et pourrait le cas échéant récidiver. 

Quels éléments à surveiller ? 

De multiples facteurs pourraient permettre de déceler si une action militaire de la Chine, invasion ou blocus, était en préparation. Les préparatifs de telles opérations seraient détectables par les services de renseignement, notamment les moyens satellitaires (concentration de forces dans les ports, sortie des sous-marins, déploiement de dépôts logistiques, renforcement des bases aériennes à proximité des côtes…).  

Au niveau politique, trois éléments seraient à surveiller plus étroitement : 

L’âge de Xi Jinping. Ce dernier a célébré ses 70 ans en juin dernier. Or, il est possible que dans 10 ans, ses capacités de direction des opérations, qui exigerait une très forte mobilisation, soient érodées. La réunification de Taïwan est pourtant, très clairement, dans son esprit tant il veut marquer l’histoire de son pays et de son parti d’une manière indélébile. 

Le calendrier électoral américain et la personnalité des dirigeants à Washington. Le locataire de la Maison Blanche a un rôle central car il dispose du pouvoir exécutif. Le Congrès a aussi son mot à dire, car toute opération militaire de plus de 60 jours doit avoir son assentiment. La question taïwanaise est l’un des sujets qui fait la quasi-unanimité dans les deux partis américains, mais si le Président est contre une intervention, il pourrait considérablement ralentir les procédures, voire les bloquer. 

Le calendrier politique taïwanais et l’évolution des mentalités locales. En cas de victoire d’un parti clairement indépendantiste, la RPC pourrait réagir violemment, surtout si l’indépendance était proclamée. La population est, pour l’instant, hostile à l’indépendance, notamment eu égard aux risques de guerre, mais cette situation pourrait évoluer, les jeunes générations étant plus perméables aux idées indépendantistes. 

Quels impacts pour les Européens et les Français ? 

Si un conflit entre la RPC et Taïwan pourrait paraître lointain aux yeux des Européens, les conséquences seraient d’une toute autre ampleur que celles subies par la guerre en Ukraine. 

Au niveau économique, les répercussions seraient directes : une opération d’invasion ou un blocus suspendrait le trafic maritime entre l’Asie de l’Est et l’Europe, privant nos industries de composants indispensables (semi-conducteurs, cellules de batteries, pièces électroniques…) et les populations de nombreux biens de consommation. L’Union européenne devrait imposer des sanctions à la RPC fragilisant ainsi plus encore les liens économiques, à plus long terme. 

Au niveau international, cela contribuerait à renforcer les Etats expansionnistes à utiliser la force pour imposer leur volonté dans les régions où ils considèrent avoir un droit particulier. Les normes du droit international, notamment maritime, pourraient être remises en cause, engendrant une instabilité durable sur les échanges. La multiplication des conflits locaux et régionaux serait à craindre. 

Enfin, la question taïwanaise nous concerne directement pour des raisons politiques et éthiques. Ne pas défendre une démocratie menacée par un Etat autoritaire (voire totalitaire par certains aspects) serait un signal dramatique lancé au monde. Une situation relativement similaire à celle des années 30, où les démocraties se sont effacées face aux prétentions des Etats autoritaires, jusqu’à ce que la Seconde guerre mondiale n’éclate. Les démocraties, si elles croient en leurs valeurs, se devront de se tenir en rang serré, résolument en soutien de Taïwan sauf au risque de perdre leurs âmes. 

La perspective d’une réunion pacifique s’éloigne donc de plus en plus à mesure que les années passent. Or, la RPC ne peut indéfiniment se satisfaire du statu quo actuel. Tous les acteurs impliqués se préparent à l’affrontement. Si Taïwan n’est pas nécessairement la prochaine guerre, il ne fait guère de doute qu’elle se produira.