Pays européens et Sud global : dépasser le dialogue de sourds ?

Difficile de longue date, le dialogue entre Etats européens et pays du « Sud global » s’est encore crispé ces dernières années, avec la guerre en Ukraine et celle opposant Israël au Hamas. Les obstacles ne semblent toutefois pas insurmontables… A condition de prendre ces Etats véritablement au sérieux.

Par Alban Wilfert

Un fossé qui persiste

A l’heure de l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne et ses Etats membres font, aux côtés des Etats-Unis, bloc contre la Russie. Une position que ne peuvent suivre nombre de pays dits du « Sud Global », d’anciennes colonies ayant accédé à l’indépendance grâce, entre autres, à l’aide soviétique. L’heure est donc à la discorde.

Dès le 2 mars 2022, 35 Etats, parmi lesquels 17 pays africains, se sont abstenus au moment du vote d’une résolution de l’ONU condamnant l’emploi de la force par la Russie. L’année suivante, le président brésilien Lula se proposait, avec la Chine et les Emirats arabes unis, pour une médiation entre les belligérants.

Ce n’est pas tout. Cette guerre, en Europe, rappellerait à ces Etats les « deux guerres mondiales », explique Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement (AFD).1 Ne se sentant que peu concernés par le contentieux russo-ukrainien, les pays du Sud en perçoivent d’abord les conséquences en termes de coûts de l’énergie et de l’alimentation.

Une méfiance exacerbée par la guerre entre Israël et le Hamas. « LUnion européenne na pas pu ou voulu adopter de position autour de la défense dun cessez-le-feu », seulement « les ministres français, britannique et allemand des Affaires étrangères ont déclaré que beaucoup trop” de gens mouraient à Gaza. »2 signale Josep Borrell. Quel nombre faut-il atteindre pour agir ?Deux poids, deux mesures ? Aux yeux des pays du Sud, oui.

Le « Sud global » : une réalité géopolitique et diplomatique bien mince

Pour autant, ces pays sont loin d’afficher une position ferme et unique face aux pays européens en règle générale. Théorisé par Carl Oglesby en 1969, le « Sud Global » est intimement lié à une critique de l’ordre mondial, il ne correspond pas à un groupement pré-défini. De fait, chaque pays défend ses propres intérêts, qui ne convergent pas systématiquement avec ceux des autres. Chacun fait donc preuve d’un « non-alignement ad hoc »,3 selon Josep Borrell. L’Inde joue cette partition en important le gaz russe, sous embargo européen, pour le raffiner et le réexporter vers l’Europe, tandis que l’Afrique du Sud est soupçonnée d’avoir fourni clandestinement des armes au navire russe Lady R à Simon’s Town en décembre 2022.4

Si les BRICS sont revenus sur le devant de la scène, s’élargissant en formant les BRICS+ à dix, cette organisation est loin de magnétiser tous les pays du Sud global. Parfois, le bilatéralisme avec un pays occidental prévaut. En témoigne le retrait de l’adhésion de l’Argentine après l’élection de Javier Milei, ce, au profit d’un positionnement pro-américain. Un signe de la possible volatilité en cas d’alternance dans un Etat.

Les voies étroites d’un renouveau

Une convergence semble toutefois possible : Rémy Rioux relève par exemple que les positions des institutions européennes dans le système monétaire international sont souvent suivies par les pays du Sud. Mais pour réchauffer les relations entre ces deux groupes de manière durable il faudra d’abord remettre en questionl’approche actuelle, héritière d’«un récit qui date des années 1960 » et centrée sur l’aide publique au développement. Il est temps en effet de réinventer ce récit, et de penser un nouveaumodèle économique respectueux du développement des pays du Sud global.

Il s’agira d’abord d’honorer les engagements pris par l’Occident sur le plan environnemental : « la promesse de verser 100 milliards de dollars par an aux pays en développement pour les aider à s’adapter et à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre n’a pas été tenue »,5 argumente le président kényan William Ruto. Ensuite, en leur donnant pleinement voix au chapitre : « Quel est le problème de changer la parité au capital de la Banque mondiale ? »,6 interroge le directeur général de l’AFD, alors que, depuis la création de l’institution, chaque Etat dispose d’un pouvoir de vote proportionnel à sa participation financière. Un système de gouvernance avantageant les pays occidentaux…

A voir si cela suffira à convaincre des dirigeants comme Mia Mottley, Première ministre de la Barbade, qui qualifie de « postcoloniales » la Banque mondiale et le FMI. « Ce nest pas que le narratif russe soit attractif, cest que le narratif occidental refuse de reconnaître les abus et disparités dans la façon de traiter les pays issus des anciennes colonies »,7 explique-t-elle. Pour Gabriela Ramos, sous-directrice générale de l’UNESCO, la clé est d’établir un « dialogue d’égal à égal, plutôt quasymétrique ».8 La balle est donc dans le camp des pays européens et, plus généralement, occidentaux.

1 Sommet Grand Continent / “L’Europe et les Suds”, 18 décembre 2023, https://www.linkedin.com/posts/gegeurope_sommet-grand-continent-leurope-et-les-activity-7142566647210397699-ehE3?utm_source=share&utm_medium=member_desktop

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Lesley Wroughton et Missy Ryan, « South Africa loaded weapons onto Russian vessel, U.S. envoy says », The Washington Post, 11 mai 2023, https://www.washingtonpost.com/world/2023/05/11/south-africa-russian-weapons-ship/

5 Gilles Paris et Philippe Ricard, « Guerre en Ukraine : la revanche du Sud », Le Monde, 7 juillet 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/07/guerre-en-ukraine-la-revanche-du-sud_6181016_3210.html

6 Sommet Grand Continent, op. cit.

7 Gilles Paris et Philippe Ricard, op. cit.

8 Sommet Grand Continent, op. cit.