Le potentiel scientifique et technique national, un patrimoine en danger ?

En 2021, la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français du Sénat s’inquiétait de ce que « le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur français n’est désormais plus à l’abri des tentatives d’influence venant d’Etats étrangers. »1 Souvent sous-estimés, les risques d’influence voire d’ingérence dans les établissements d’enseignement et de recherche sont accentués par un contexte géopolitique tendu. Ils font de notre patrimoine scientifique et technique, longtemps préservé, un enjeu (géo)politique et de compétitivité, et sa sécurité une condition essentielle de la protection de nos systèmes et valeurs démocratiques.

Par Amélie Rives

Une menace sous-estimée

En 2020, seules 10 tentatives d’influence dans le monde universitaire et académique français avaient fait l’objet d’un signalement relatif à une menace jugée sérieuse, indiquaient les parlementaires. Ils s’inquiétaient alors de l’absence de déclaration systématique de ces cas, parfois difficiles à identifier avec précision, mais aussi d’une trop grande naïveté de la France dans ce domaine. C’est particulièrement le cas pour la recherche fondamentale, souligne la DGSI : « Le caractère théorique et expérimental propre à la recherche fondamentale et l’absence d’application immédiate de ses travaux peuvent être perçus par les chercheurs comme excluant tout enjeu stratégique en termes de concurrence scientifique ou de protection économique. Reconnue internationalement pour son excellence, la recherche fondamentale française est pourtant ciblée régulièrement par des acteurs étrangers qui cherchent à s’approprier sans contrepartie son savoir-faire afin de combler leur retard scientifique et économique. »2 La menace qui pèse sur le secteur de la recherche, trop longtemps négligée au profit de celle qui pèse sur les entreprises, fait désormais l’objet d’une prise de conscience progressive. Les cas rapportés par la DGSI témoignent de modes opératoires parfois directs et agressifs à des fins de captation ou d’influence : tentatives de captation d’équipements de pointe destinés à la recherche fondamentale, développés par un laboratoire français dont des chercheurs ont été approchés ouvertement ou discrètement contre rémunération, pour donner accès aux plans d’installation ; captation de données de recherche fondamentale via un logiciel espion installé dans les ordinateurs de l’université ; développement de partenariats de recherche fondamentale pour faciliter le développement coopérations officieuses en recherche appliquée, etc.3

Une menace persistante

Au premier rang des menaces étatiques contre la recherche française, la Chine « apparait à ce jour comme l’Etat le plus en mesure de conduire une stratégie d’influence globale et systémique, de par sa puissance et sa capacité à mener des politiques de long terme. »4indique le Sénat. En particulier dans les domaines à intérêt dual comme l’aéronautique, les biotechnologie, l’océanographie, la robotique ou encore intelligence artificielle, qui sont au cœur du plan “Made In China 2025” et des ambitions d’expansion économique du pays. Plusieurs cas révélés par les médias au cours des dernières années illustrent son activisme et ses modes d’action, dont l’espionnage de laboratoires sensibles à Metz et Strasbourg par une étudiante chinoise entre 2018 et 2021 ou l’accord d’échanges de recherche et d’étudiants signé entre ParisTech et la Xi’an Jiaotong University, directement liée à l’Armée populaire de libération chinoise, en 2021. Aujourd’hui encore, la Chine regarde vers l’Europe, et la France en particulier, pour développer et approfondir ses coopérations scientifiques. En témoigne la visite de 3 délégations chinoises au siège du CNRS en octobre 2023. Or la frontière entre coopération scientifique et compétition internationale est mince et poreuse. En juin 2023, l’Australian Strategic Policy Institute identifiait 68 écoles servant à la Chine de canaux pour s’implanter dans des universités étrangères. 7 en particulier, « les sept fils de la défense nationale » sont particulièrement proactives en Europe et aux Etats-Unis et seraient dans le viseur des services de renseignement. Autre levier de la stratégie chinoise : les instituts Confucius, dont 17 ont ouvert en France depuis 2005, principalement dans des villes moyennes dotés d’universités ou dans certaines villes stratégiques, comme Brest et son arsenal militaire.5 Dans le sillage de la Chine, d’autres pays asiatiques « remontent les chaînes de valeurs, puisqu’ils ont dorénavant du mal à racheter des entreprises françaises du secteur industriel, du fait du contrôle des IEF. »6explique Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE). A terme, la Chine « pourrait être rejointe par d’autres pays qui déploient d’ores et déjà des politiques plus offensives, comme la Russie, la Turquie ou certains pays du golfe Persique. »7

L’Etat mobilisé

Les risques sont réels. « L’exploitation du produit de la recherche fondamentale à des fins militaires peut faire peser un risque important sur la réputation et le rayonnement international de structures de recherche françaises susceptibles d’avoir contribué, à leur insu, au développement de programmes étrangers (…) »8 s’inquiète la DGSI, qui précise : « Certaines technologies françaises peuvent par ailleurs être détournées pour alimenter des programmes d’armes conventionnelles ou de destruction massive. »9Conscient qu’il s’agit là d’un enjeu de protection des intérêts fondamentaux de la nation, l’Etat se mobilise. Le SISSE est intervenu dès 2017 pour empêcher un accord entre l’université Paris-Saclay et TusHoldings, une entreprise publique proche de l’université Tsinghua qui forme des cadres du Parti.10 La DGSI, dans le cadre de sa mission de sécurité économique, participe également à cet effort collectif, pour détecter les ingérences ou tentatives d’ingérences via des contacts réguliers avec l’écosystème de la recherche, mais aussi par des actions de conseil et de sensibilisation auprès des établissements concernés.

Mais la réponse s’articule surtout autour du dispositif interministériel de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST), piloté par le SGDSN. Objectif : protéger les savoirs, savoir-faire et technologies sensibles de ces établissements, en dissuadant, prévenant, parant aux attaques… et en appliquant des sanctions le cas échéant. Des fonctionnaires de sécurité et de défense accompagnent les établissements et portent une vigilance particulièrement aux visites et stages de ressortissants étrangers, mais aussi à l’évaluation des risques dans le cadre de coopérations internationales et à la protection de la propriété intellectuelle et industrielle des résultats des recherches. Des mesures de suivi sont déployées pour l’accueil des chercheurs et stagiaires dans les laboratoires ou un suivi des demandes de mission dans des pays dits « à risques » est également réalisé. Certains laboratoires peuvent aussi être amenés à déployer des zones à régime restrictif (ZRR), conçues comme des périmètres de confiance autour de certaines unités ou infrastructures sensibles pour la sécurité de la nation. On peut regretter toutefois leur champs d’application trop restreint, en raison du seuil très élevé du niveau de risque couvert et du scope trop limité de savoirs et savoir-faire protégés. Un constat qui s’étend à la politique de PPST de manière plus large, qui « ne couvre qu’un nombre limité d’unités de recherche et ne prend en considération que le risque lié à la captation de connaissances et de technologies, sans traiter des libertés académiques et de l’intégrité scientifique, pourtant objets de menaces très précises depuis plusieurs années. »11

Protéger le modèle démocratique

Liberté académique, intégrité scientifique et autonomie de l’université, des valeurs essentielles des systèmes démocratiques qui sont aujourd’hui au cœur des enjeux de compétition mondiale. « On observe un crescendo qui doit nous interroger : après les services, l’industrie, puis l’alimentaire, ce sont nos principes et valeurs qui sont à présent visés. » s’inquiètent Emmanuel Dubois de Prisque et Sophie Boisseau du Rocher, auditionnés par le Sénat. « On assiste ainsi à la transposition de logiques de rivalité géopolitique à un monde universitaire et académique traditionnellement imprégné de valeurs d’ouverture et de liberté. » indique le rapport.

Le Sénat propose 26 recommandations pour élever ce sujet au rang de priorité politique et apporter une réponse coordonnée et adaptée ; soutenir et aider les universités à se protéger ; apporter plus de transparence à la coopération universitaire internationale ; renforcer le contrôle des partenariats universitaires et académiques ; développer un référentiel de normes au niveau européen et international. Loin d’être la plus affectée, la France peut aussi s’inspirer d’Etats confrontés aux mêmes défis. Auditionnée en 2022 dans le cadre d’une mission d’information du Parlement australien, l’ONG Human Right Watch rappelait les menaces et intimidations dont font l’objet les étudiants chinois pro-démocratie et le personnel universitaire dans le pays, entraînant l’autocensure et l’incapacité des étudiants chinois à s’engager pleinement dans leurs études. Dans leur rapport, les parlementaires recommandent notamment la mise en place de mécanismes de signalement des incidents d’ingérence, de mesures dissuasives contre les étudiants susceptibles de renseigner les gouvernements étrangers, ainsi qu’une surveillance plus étroite des associations d’étudiants liées à des gouvernements autoritaires. Il invite aussi les universités à garder le contrôle des formations dispensées dans les instituts Confucius. La même année, la Task-force universitaire sur les ingérences étrangères mettait à jour ses « lignes directrices pour lutter contre l’ingérence étrangère dans le secteur universitaire australien ». Un double mouvement qui devrait obliger les établissements à agir pour garantir la sécurité sur les campus espère l’ONG, qui cite les campagnes de sensibilisation déployées en ce sens par la University of Technology Sydney et la University of New South Wales.12

Mais en France ce sont sans doute aussi les fragilités de notre modèle académique qu’il faudra adresser : insuffisance de ressources financières, rémunérations et conditions de travail moins favorables que dans d’autres pays, faiblesse administrative d’établissements autonomes dans leur gestion… autant de facteurs qui conduisent nombre d’établissements à accepter des financements étrangers, et nombre d’étudiants et chercheurs à être séduits par des conditions plus favorables ailleurs…

L’enjeu est double : pour préserver la recherche française, il faudra à la fois la protéger et lui donner les moyens de son attractivité, pour lui permettre de conserver et poursuivre le développement de ses atouts et ses pépites.

1 r20-873-syn.pdf (senat.fr)

2 Conseils aux entreprises : Flash ingérence | Direction Générale de la Sécurité Intérieure (interieur.gouv.fr)

3 Ibid

4 Conseils aux entreprises : Flash ingérence | Direction Générale de la Sécurité Intérieure (interieur.gouv.fr)

5 Ibid

6 l16ceingeren2223016_compte-rendu.pdf (assemblee-nationale.fr)

7 r20-873-syn.pdf (senat.fr)

8 Conseils aux entreprises : Flash ingérence | Direction Générale de la Sécurité Intérieure (interieur.gouv.fr)

9 Protéger notre patrimoine économique et scientifique | Direction Générale de la Sécurité Intérieure (interieur.gouv.fr)

10 L’offensive cognitive chinoise dans les universités | Ecole de Guerre Economique (ege.fr)

11 r20-8731.pdf (senat.fr)

12 How Australian universities are working to counter China’s global attacks on academic freedom | Human Rights Watch (hrw.org)